Le troisième et dernier récital de la quasi intégrale de l'œuvre pour piano seul de Rachmaninov que Nikolaï Lugansky donne cette saison à Paris, Londres et Moscou affiche complet. Le Théâtre des Champs-Élysées a même averti ses abonnés qu'il mettrait en vente à cinq euros les places sans visibilité une heure avant. Tout à l'heure, après le dernier bis, l'artiste recevra le public dans le hall – pas dix ou vingt personnes mais bien deux cents tiendront à le féliciter, faire signer disques et programme, après lui avoir fait un triomphe indescriptible.

Nikolaï Lugansky
© Marco Borggreve

Qu'on nous pardonne ces souvenirs d'ancien combattant des concerts, mais nous étions présent il y a plus de trente ans pour sa première apparition parisienne, Salle Gaveau. Son professeur Tatiana Nikolaïeva avait tenu à présenter son élève aux Parisiens qui l'applaudissaient depuis peu. Dès qu'il posa ses mains pour jouer la Sonate pour deux pianos de Mozart, l'adolescent pâle comme une endive, maigrichon et timide sortit de sa gangue pour se muer en cet artiste que Paris fête encore ce soir. Tout était déjà là. Dans cette joyeuse discussion en musique, il était à l'écoute de son professeur comme elle l'était de son protégé et leur dialogue d'égal à égal se muera en un inoubliable duo d'opéra spirituel. Et l'on a toujours dans l'oreille leur Suite n° 1 de Rachmaninov et leur En blanc et noir de Debussy, comme son premier récital donné au Louvre en 1998.

Le musicien n'a pas changé d'un iota, mais la virtuosité instinctive de la jeunesse a fait place à une science du clavier digne de celle des quelques grands anciens pianistes de l'âge d'or qui savaient la mettre au service de la musique, sans en faire un faire-valoir ou un objet sans autre but qu'être admirée pour elle-même. Lugansky est un puritain, comme Rachmaninov en était un, et sa prodigieuse maîtrise fait sonner son Steinway comme un orchestre aux couleurs vives et acérées, irisées, comme autant de pupitres d'une formation rêvée. Quand arrivent les dernières pages de la Sonate n° 2, alors que l'on est au plus fort du paroxysme expressif, d'un coup l'instrument sonne avec encore plus de largeur, plus de puissance, des graves d'une profondeur insoupçonnable qui terrassent moins l'auditeur par leur intensité sonore (sans dureté aucune) qu'ils ne l'émeuvent profondément. Tant et si bien qu'on en vient à réévaluer cette sonate si régulièrement massacrée qu'on peut légitimement craindre de l'écouter. 

La technique de Lugansky est la conséquence irréfragable d'une conscience musicale nourrie par une vaste culture littéraire et picturale et par une grande ouverture d'esprit. Lugansky n'est pas un metteur au point fanatique qui exposerait un hédonisme pianistique qui, de récital en récital, mettrait l'égo de l'interprète en abyme. Il n'est pas non plus un de ces post-gouldiens qui cherchent absolument à ne pas jouer comme tout le monde et finissent par se heurter à une réalité qui s'impose un jour ou l'autre : la musique est plus forte qu'eux qui se perdent et disparaissent. Lugansky est de ces artistes qui, sans abdiquer leur personnalité, se mettent au service de la musique avec une dévotion et une transparence au texte, qui travaillent sans cesse à approfondir leur relation avec le piano en tant que vecteur du message musical. Ces artistes-là, irremplaçables, font ainsi redécouvrir chaque fois des œuvres mille fois entendues, sans jamais chercher à prendre autoritairement le pouvoir sur elles, car ils y trouvent chaque fois une chose qu'ils n'avaient pas vue. 

Ce soir, Lugansky avait choisi de commencer par les Moments musicaux op. 16, partition de jeunesse contrastée qui alterne romances élégiaques, nostalgie poignante, emportements tragiques ou joyeux. Il les joue avec des phrasés élastiques qui effacent la barre de mesure, une grande attention à la polyphonie qui de la main gauche fait un fond de tableau sombre sur lequel se détache un chant éloquent, jamais appuyé. C'est d'une beauté sonore miraculeuse, d'un sentiment poignant desquels le pianiste nous sort quand il se lance dans la marche funèbre du troisième ou dans le virevoltant quatrième.

Pour finir, les Préludes op. 32, œuvres plus complexes dans lesquelles Lugansky entre avec ce mélange de sérieux philosophique ou religieux qui caractérise son rapport à la musique, et avec cette somptuosité pianistique qui rend cet artiste si humain et rare en son temps. Dit autrement, le jeu de Nikolaï Lugansky exprime cet équilibre idéal de la conscience et de l'abandon à l'instant qui fait naître la musique des notes qui s'élèvent du piano.

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