C’est un évènement d’une saveur toute singulière qui touche le paysage musical parisien en ce samedi après-midi : la finale du 29e Concours International des Grands Amateurs de Piano. Une centaine de candidats sont venus de 31 pays pour se mesurer à un jury constitué d’une flopée d’illustres pianistes et à un jury presse où nous siégeons, devant un public venu nombreux. La finale a lieu dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, inauguré exactement cent ans avant la création du concours par Gérard Békerman en 1989. Sous l’œil avisé de Descartes, Pascal et Lavoisier qui trônent au fond de la salle, et sous l’imposante fresque Le Bois Sacré de Puvis de Chavannes, ce sont six élus qui ont la chance d’accéder à la finale. Six parmi une centaine de candidats, dont certains arrivent de loin pour venir jouer quelques minutes seulement dans les épreuves éliminatoires ou les demi-finales. S’il y a cette année moins de mathématiciens que les années précédentes, le cru 2019 semble faire la part belle aux juristes. Retour sur une finale de grande qualité servie par un magnifique piano Fazioli.
Le premier candidat à se présenter n’est rien moins que l’ambassadeur du Japon auprès de l’OCDE, Hiroshi Oe. Son programme entièrement Chopin est propre, sensible et prudent. S’il n’y a de véritable faux-pas interprétatif, Oe semble néanmoins rester extérieur à ce qu’il joue. Il ne paraît pas s’investir psychologiquement, ce qui confère au tissu sonore une certaine platitude.
C’est à l’Américain Roger Luo que reviennent le Deuxième Prix, le Prix de la Presse et le Prix du Public ex-aequo. Avocat de profession, ce n’est pas seulement par ses mots qu’il sait convaincre mais également par ses doigts. Et quels doigts ! D’une précision quasi chirurgicale tout au long de la Sonate n° 23 « Appassionata », ses phalanges impétueuses ont une netteté d’articulation redoutable. L’esprit frondeur est à la hauteur des moyens techniques mis en jeu. Luo nous livre une interprétation bouillonnante traversée de part en part par une forte vitalité motrice. Il irrigue chaque élan d’une sève vigoureuse, affûte avec vivacité chaque contraste et renforce les tensions… Grisé par une telle alacrité, le pianiste débute le dernier mouvement dans les starting-blocks, et s’il ne semble guère se limiter quant aux tempos qu’il choisit, parfois démesurés, il reste néanmoins cohérent dans sa course effrénée. L’aspect ostentatoire et frontal peut déplaire à certains, mais Luo insuffle assurément à l’œuvre de Beethoven une verve rare.
Plusieurs fois finaliste, avec cette année une tignasse lui donnant des airs de Kissin, l’Allemand Johannes Gaechter est de retour dans un programme romantique. Dès les premières notes des Variations Abegg de Schumann, on reconnaît la grande qualité de son toucher. Ayant le souci des choses bien faites, attentif aux équilibres, il nous transporte dans des variations sur lesquelles affleure une étonnante tendresse. Le chant qu’il confère à l’Intermezzo n° 2 op. 118 épanouit une vulnérabilité désarmante. Seul bémol : la Fantaisie-Impromptu de Chopin, où la main droite manque parfois de clarté. Il remporte le Troisième Prix.
Le deuxième avocat à se présenter sur scène est le Suisse Jeremy Mätzener, conseiller juridique chez Google à Zurich. Saluons son programme : loin de l’aspect démonstratif de certains de ses camarades, il nous propose les deux premiers mouvements de la Sonate en si bémol majeur D. 960 de Schubert. C’est dans une dimension passionnante qu’il nous immerge, une dimension où le sentiment d’éternel côtoie l’humilité la plus touchante, la plus vibrante. Jeremy Mätzener semble s’être approprié à merveille cet univers schubertien. Délicat dans son toucher, sensible dans sa musicalité, il nous offre les plus beaux pianissimo de la soirée dans l’« Andante Sostenuto » ainsi que de magnifiques conduites de phrases. Quelle intelligence dans la différenciation des voix ! Dommage néanmoins que quelques problèmes de mémoires viennent perturber le premier mouvement.
Le seul Français de cette finale est Julien Eyraud, Magistrat et Avocat Général à la Cour d’Appel de Paris, que nous avions déjà pu entendre en 2017. Tandis qu’il nous avait alors captivé par la profusion de ses idées musicales, le choix de la Sonate n° 2 de Chopin ne semble pas des plus appropriés cette fois-ci. Et pour cause : Julien Eyraud excelle plutôt dans les formes courtes. Il a le don de créer des atmosphères, de parsemer localement le matériau sonore de touches de couleurs toujours très personnelles, mais ce n’est pas lui qui mettra en valeur une grande forme dans toute la cohérence de sa construction. Il y a ici de délicieux moments, étonnants de sensibilité, de candeur, de délicatesse de toucher, mais ceux-ci donnent presque l’impression d’un patchwork : ils ne participent jamais d’une vision globale et la conduite des phrases manque bien souvent de sostenuto.
Le Premier Prix et le Prix du Public ex-aequo reviennent au chilien Sebastian Amenabar, vice-président chez Falabella. Ses Variations sérieuses de Mendelssohn sont tout simplement époustouflantes. Époustouflantes de maîtrise, de qualité sonore, d’équilibre, de cohérence, de pugnacité. Sûr de lui et techniquement très solide, le pianiste développe un jeu de pédale extrêmement précis qui ne laisse rien au hasard. On l’écoute captivé, du début à la fin, oubliant la finale, ne retenant que la musique. La Grande Étude de Paganini n° 6 de Liszt n’est cependant pas du même acabit, Amenabar y est beaucoup moins confiant que dans Mendelssohn, à un point qui a de quoi surprendre. Le début est plutôt laborieux, des notes ne sortent pas et il se brûle souvent les ailes par des tempos trop ambitieux.
À l'issue de cet événement, on ne peut que féliciter tous ces candidats, les finalistes comme les autres, qui malgré des professions souvent très prenantes arrivent à se hisser à un tel niveau musical. Par cette célébration de leur passion pour le piano, ils nous offrent une belle leçon de travail et de persévérance.