Le temps où l'on aurait vendu père et mère pour un récital de Franz Liszt est révolu. En ce lundi soir, le public du Théâtre des Champs-Élysées est presque moins nombreux que l'attroupement profitant du son et lumière de la vitrine de Noël de la boutique Dior quelques pas plus loin. Il s'agit pourtant d'un des événements de la saison musicale. Roger Muraro présente le programme de son nouvel album, consacré à l'intégrale des Années de pèlerinage de Liszt, monument de la littérature pianistique. Comment expliquer les balcons plus que clairsemés ? Probablement car l'artiste ne fait pas partie du star-system, peut-être aussi parce que l'œuvre est peu connue du grand public. Les amateurs de piano, eux, sont bien présents, avec une curiosité admirative mêlée d'appréhension, pour écouter ce projet fou. 

Roger Muraro © Jean-Baptiste Millot
Roger Muraro
© Jean-Baptiste Millot

Les dimensions du récital sont dantesques. Chacune des trois années est une épreuve du feu rien que pour l'instrument, qui est réaccordé et réglé entre chaque livre le temps d’un entracte. Que dire des prouesses techniques qu'exige la partition de la part du pianiste ? Guirlandes de notes en cascade, modulations et enrichissements thématiques s'enchainent sans répit au sein d'une densité harmonique riche, au risque de relâcher la concentration dans les rares passages moins fournis et ainsi faire éclater la construction architecturale globale au potentiel narratif pourtant considérable.

Jouant le recueil par cœur, Muraro est à la hauteur de tous ces défis. Hormis quelques rares gammes d’octaves chromatiques qui restent à la surface du clavier, les qualités digitales du pianiste sont étourdissantes. Chaque ligne, chaque registre, tout est subtilement mêlé pour un rendu auditif particulièrement clair même dans les pièces les plus foisonnantes – quels Jeux d’eau ! La précision du toucher est marquante dans la gestion des rythmes pointés qui, suivant le numéro, apportent un éclairage sans cesse renouvelé : la Chapelle de Guillaume Tell se pare de solennité glorieuse, la Canzonetta del Salvator Rosa se distingue par son caractère guilleret, Après une lecture du Dante sonne le glas.

Associé à un jeu de pédale fin, le toucher soyeux de Muraro révèle la dimension impressionniste avant l’heure de cette musique. On sent la fraicheur des gouttes d’eau qui giclent Au bord d’une source, on aperçoit au loin Les cloches de Genève qui sonnent de toute part, on visualise la chorégraphie de l’Eglogue. On ne peut que succomber à la somptueuse palette de nuances du pianiste qui, là où beaucoup rivalisent de puissance dans la Fantasia quasi sonata, en propose une interprétation explorant les profondeurs de la nuance piano, sans que cela l’empêche de faire rayonner la puissance de son instrument, notamment dans les Thrénodies et l’ultime pièce du recueil.

Au-delà de cette qualité d’interprétation pièce par pièce, Muraro se distingue par sa science de la progression, menant le discours aussi bien au sein de chaque livre que sur l’ensemble du cycle. C’est avec une chemise beige qu’il entame le récital pour un premier livre, celui de la nature, très évocateur. On passe de paysage en paysage, on s’arrête volontiers pour les contempler malgré le fait que pendant cette première partie, l’interprète semble encore chercher son son : quelques passages paraissent presque secs dans l’acoustique difficile du lieu.

Est-ce la chemise violette, de mise pour le deuxième livre, celui de l’art, qui aura fait évoluer le jeu du pianiste ? L’exécution est une réussite extraordinaire, avec une pédale légèrement plus généreuse qui allonge le legato et nimbe d’une douceur sublime un halo sonore qui irrigue la salle jusque dans ses moindres recoins, depuis le Sposalizio liminaire jusqu’à la Tarentelle finale. La partie centrale de cette dernière baigne encore dans l’ineffable sonorité lumineuse de trois Sonnets de Pétrarque superlatifs, comme si le poète était encore prisonnier de leurs vers pour finalement retrouver l’énergie des danses napolitaines.

C’est vêtu de noir que Muraro choisit d’inaugurer le troisième livre, celui de la religion, non pas au piano mais à l’harmonium. Nous voilà transportés dans la petite église d’un village italien perdu en haut de sa colline. Avec une narrativité et une éloquence fascinantes, le pianiste montre le virage métaphysique palpable du compositeur. À l’exception des Jeux d’eau qui semblent un souvenir de jadis, les pièces sont sombres, introspectives, et suscitent une réflexion contemplative renforcée par les tenues de plus en plus longues que l’artiste ménage à la fin des extraits. À l'issue d'une telle épopée, un seul regret : un tel achèvement aurait mérité l’ovation d’une salle comble.


Ce concert a été organisé par Jeanine Roze Production.

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