Il est des concerts qui nous emportent loin de notre siège et nous mettent tout près du ciel. Le choix des œuvres y est pour beaucoup, certes, mais avec la joie de jouer que portaient en eux Les Dissonances, c’était autrement garanti : lundi dernier, chaque musicien de ce fameux orchestre sans chef nous a apporté sa part de féérie, son sourire et son indomptable énergie !
Il faudrait des pages pour détailler l’effet subjuguant produit par les six mouvements de la suite tirée de L'Amour des trois oranges tels qu'ils ont été interprétés par Les Dissonances. Dès « Les Ridicules », on est saisi par une énergie, une motricité, un volontarisme exceptionnel des cordes qu’incarnent à merveille les violonistes Doriane Gable et Hans-Peter Hofmann, héroïques dans leur dynamisme. D'autant que la partition, pittoresque dans sa succession kaléidoscopique de climats, permet un jeu quasi théâtral entre les différents pupitres, comme si ces derniers s’apostrophaient de loin, se lançaient d’incessantes piques. Aussi le renvoi et la reprise des phrases, des thèmes, frappent-ils par leur naturel, la justesse de leur intonation. Les tempos sont vifs, le ton est tout sauf emphatique : les événements sonores jaillissent les uns après les autres, sans affèteries, dans une rafraîchissante fluidité. Dans « Le Prince et la Princesse », la flûte de Mathilde Calderini et le hautbois d'Alexandre Gattet tissent des ors et des argents qui chatoient magnifiquement ; aube musicale que la mélancolie lumineuse de l’alto de Léa Hennino double aussitôt d’un immédiat et ineffable crépuscule. Et pour finir, la vertigineuse « Fuite », comme montée sur des ressorts, interprétée avec une faconde rythmique tout à fait ahurissante !
La présence scénique de David Grimal, son charisme naturel sont sans doute pour beaucoup dans le saisissement qui s’empare du public à le voir s’aventurer dans les premières mesures capiteuses du concerto de Korngold. Dès le premier mouvement, le violoniste dégage une ferveur communicative, se donne entièrement à son rôle de chantre jusqu’à danser au rythme de la musique. Le discours est conduit avec une spontanéité juvénile, le tout avec une rayonnante autorité et une sonorité enivrante. David Grimal n’hésite pas à dodeliner en direction de l’orchestre comme pour l’encourager ; et les musiciens de le lui rendre au centuple, laissant libre cours à leur instinct, à leur énergie collective ! Par leur engagement, leur parfaite cohésion, de même que par l’intelligibilité de toutes les petites nervures rythmiques qui parsèment la partition, David Grimal et ses Dissonances donnent à cette lecture une cohérence rare et une tension envoûtante. Enfin, comment résister à l’influx dont le violoniste anime le finale, avec ce mélange unique de ferveur et d’exaltation ? Avec l’élan de son jeu, David Grimal prend les dernières pages de cette partition à bras-le-corps, habitant chaque note, incarnant chaque phrasé d’une énergie visionnaire.
Enfin, les Dissonances achèvent de se couvrir de gloire dans un Oiseau de feu décapant. Dans les premières minutes, la respiration est juste et les couleurs élégantes de l’harmonie indiquent immédiatement la qualité des solistes (dont la clarinette de Jérôme Voisin, d’un rare raffinement, et le cor d’Antoine Dreyfuss, d’une rare précision). Aucune latence dans les passages plus vifs mais une extrême fluidité. Dans la célèbre « Danse infernale », les instrumentistes ménagent des jaillissements éruptifs d'une étonnante fulgurance, sans lourdeur et sans jamais se montrer écrasants, tandis que les cuivres sont sollicités avec une furia enthousiasmante. Bonheur, enfin, de ce finale vif et plein d’espoir qui évite soigneusement toute surcharge ou toute grandiloquence, et dont on sent que l’alacrité exceptionnelle est liée à l’exaltation quasi chambriste qui porte les musiciens. Si la musique sortant de la baguette d’un chef se modèle sur l’expérience de l’autorité, celle des Dissonances surgit avec une grâce toute différente. En se débarrassant de ce geste prescripteur (pour ne pas dire dominateur), l’ensemble réussit à traiter les partitions orchestrales suivant un schéma chambriste, un modèle où tout élément peut prendre la parole et s’adresser à un autre, peu importe sa position : les œuvres surgissent alors dans une immédiateté saisissante, palpitantes de ferveur et de vie, avec l’agilité du vif-argent. Même l’œil du spectateur n’est pas interpelé de la même façon : œil piégé par la souveraineté du chef dans un orchestre classique, œil glissant de détail en détail, sautant de musicien en musicien dans le cas des Dissonances. Et c’est l’écoute des musiciens entre eux, la concertation de visu entre pupitres, qui produisent cette cohérence profonde, selon une approche non pas extrinsèque mais provenant du corps même de l’orchestre. Bravo ! Rendez-vous est pris le 9 avril, pour la suite de leur aventure stravinskienne à la Philharmonie.