Sur le papier le programme promet. C'est encore mieux quand le chef, Antonio Pappano, s'avance un micro à la main sur la scène de la grande salle Pierre Boulez et, en quelques minutes – et en français –, explique l’originalité et la cohérence d’un programme franco-américain inspiré par le jazz. Comme on a bien vu Bertrand Chamayou entrer discrètement avec l'orchestre, le chef précise que le pianiste a tenu à être des quatre œuvres du programme, devant le Chamber Orchestra of Europe pour le Concerto en sol de Ravel, au milieu de lui pour les trois autres. Le public qui remplit la Philharmonie est manifestement ravi de cette introduction, et l'on devine que l'ovation qui conclura ce concert salue aussi ce chef si chaleureusement pédagogue.

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Antonio Pappano dirige La Création du monde
© Cheeese / Antoine Benoit-Godet

Darius Milhaud a découvert le jazz à Londres en 1920. Peu après, la commande par les Ballets suédois d’un ballet évoquant les origines du monde lui donne l’occasion d’écrire un bijou de concision – son œuvre n'excède pas le quart d'heure –, un kaléidoscope de couleurs instrumentales, combinant les inflexions typiques du blues à la technique de la fugue. « Ma musique est intermédiaire entre les phonogrammes de Broadway et la Passion selon Saint-Matthieu », aimait dire le compositeur qui confie sa Création du monde à un petit orchestre de solistes où les vents et les cuivres dominent. Il faudrait citer les 21 musiciens qui composent cet ensemble ce soir, mais la trompette joueuse de Neil Brough et le saxophone sensuel de Simon Haram méritent une mention spéciale. Antonio Pappano dirige les six tableaux avec autant de rigueur que d’énergie, et laisse s’en épanouir les voluptés primitives.

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Bertrand Chamayou dans le Concerto en sol
© Cheeese / Antoine Benoit-Godet

Quand on va au concert, on doit toujours se défaire de l'idée, du souvenir qu'on a d'un interprète et de l'œuvre qu'il joue. Ainsi, on croit tout connaitre de Bertrand Chamayou dans Ravel, dans ce Concerto en sol en particulier où il n'a plus rien à prouver. Et pourtant ce soir, comme toujours avec le pianiste toulousain, c'est comme une recréation de l'œuvre. Chamayou, c'est un son toujours audible, toujours projeté, où que l'on soit dans la salle, mais rien ne sent l'effort. Chaque trait, chaque accord a son juste poids, la maîtrise est stupéfiante dans la virtuosité comme dans l'élégie. Dans le premier mouvement, l'acoustique de la Philharmonie et la direction de Pappano rendent pleinement justice aux savoureuses interventions des vents, à leurs dialogues avec le piano. Le tempo est vif – on pourrait apprécier une allure plus modérée mais la vivacité n'exclut pas la poésie, bien au contraire.

Le mouvement lent est un rêve éveillé : Bertrand Chamayou assume la fausse simplicité de cet « Adagio » qui commence comme du Mozart et qui parfois s'alanguit dans un dialogue avec le cor anglais et la flûte. Le soliste donne un corps inattendu aux broderies de son piano, révélant à la main gauche des échos de soul music et de jazz qu'on avait oubliés. Le finale est flamboyant, d'une joie contagieuse : le chef, le soliste et l'orchestre achèvent ce soir une tournée de neuf concerts, cela s'entend. Le public n'insistera pas pour avoir un bis, sachant qu'il retrouvera le pianiste après l'entracte.

Antonio Pappano dirige le Chamber Orchestra of Europe © Cheeese / Antoine Benoit-Godet
Antonio Pappano dirige le Chamber Orchestra of Europe
© Cheeese / Antoine Benoit-Godet

C'est Romain Guyot qui de la salle donne, à la clarinette, l'envoi de la seconde partie : ce n'est pas le début de Rhapsody in Blue mais bien la célébrissime song « I Got Rhythm », cette mélodie d'une désarmante simplicité, que Gershwin va varier avec une science extrême des esthétiques, des styles, dans un condensé de frénésie rythmique avivé par le swing de Chamayou et l'énergie du chef. Le Chamber Orchestra of Europe, élargi aux dimensions d'un New York Philharmonic, va enfin faire rugir ses pupitres glorieux de cuivres dans un Fancy Free déchainé mais tenu.

Dans ce premier ballet de Bernstein (1944) qui servira de trame à la comédie musicale On the Town, on retrouve le chef d'opéra dans la capacité de Pappano à caractériser chaque épisode, à opérer des transitions pas toujours évidentes sur les rythmes décalés chers à Bernstein. C'est cette osmose entre orchestre, soliste et chef, cette jubilation partagée qu'applaudira longuement le public de la Philharmonie.

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