« Ici, les sujets abordés sont les peurs urbaines et contemporaines », explique Tobias Kratzer dans la note de programme qui accompagne la reprise de son Faust à l’Opéra Bastille. « Urbaines », certainement : un terrain de basket grillagé tient lieu de place du village dans l’acte II, un métro se substitue à l’église pour recueillir la prière de Marguerite au IV, et les multiples vidéos de Manuel Braun dépeignent la skyline parisienne sous toutes ses coutures. « Contemporaines », assurément : tandis que Rainer Sellmaier affuble les personnages d’une garde-robe digne des plus beaux catalogues de fast-fashion, Kratzer les fait évoluer tantôt en boîte de nuit (la kermesse), tantôt en HLM (le jardin de Marguerite). En revanche, les « peurs urbaines et contemporaines » là, on sèche ! Crainte d’être appelé sous les drapeaux ? Pas très urbain ni contemporain. Hantise de la fille-mère ? Pas plus. Quête de la rédemption, angoisse de la damnation ? Bon… Il faut avouer que l’on peine à comprendre où veut nous emmener le metteur en scène, si ce n’est dans une transposition gratuite que l’on pourra toujours mettre au crédit de la dimension intemporelle de l’œuvre – truisme entre les truismes.
Si la transposition arbitraire est un défaut, l’éparpillement – scénique parfois, dramaturgique souvent – en est un autre auquel le régisseur bavarois cède trop fréquemment. Visuellement, l’acte III est rendu difficilement lisible par le choix de représenter en plan de coupe le HLM de Marthe et Marguerite : disperser ainsi le regard sans autre valeur ajoutée participe à dissiper l’attention du spectateur, déjà bien occupé à saisir les réinterprétations dramaturgiques de la mise en scène. L’éphémère transformation de Faust, contraint de prendre sa potion magique à intervalles réguliers, le sacrifice de Siebel dans le finale, ou encore l’ensemencement de Marguerite par Méphistophélès à la fin du III sont autant d’esquisses jamais développées qui nuisent à l’élaboration d’un propos véritablement cohérent.
Malgré ces réserves, on ne peut toutefois que reconnaître la virtuosité scénographique dont use Tobias Kratzer pour faire vivre au spectateur un grand moment de théâtre, à l’instar de ces projections – captées sur le vif par des figurants caméra au poing – singulières et osées, ou l’usage assez pertinent et inventif du rideau de tulle. En outre, le jusqu’au-boutisme dans la transposition offrira bon nombre de moments truculents par leur anachronisme, voire franchement déjantés : la cavalcade de Pene Pati dans les rues de Paris, en débardeur et chapeau de cow-boy, restera en mémoire ! Franc dans la comédie, franc dans la tragédie, l’une et l’autre se superposant de façon prononcée, ce Faust perd de sa dimension métaphysique et spirituelle au profit d’une alternance de registres plus typique de l’opéra-comique – rien d’extravagant au vu de la première mouture de l’œuvre.

Bien que la mise en scène détourne de la musique de Gounod, le plateau vocal, par sa qualité, parvient à capturer l’oreille. On peut ergoter sur le volume légèrement en deçà d’Amina Edris ou sur le Méphisto un peu clair d’Alex Esposito ; reste que l’on est convaincu par cette Marguerite tout en souplesse et en humanité, parfois fragile mais au verbe toujours ciselé, ainsi que par ce diable expressif quoique sans excès, d’une agilité à toute épreuve, passant en un tournemain du charme à l’épouvante (quelle torture il inflige à Marguerite lors de sa prière) et dont les accents italianisants apportent au personnage une sympathique touche de pittoresque.
Tandis que Marina Viotti incarne avec une candeur idoine le doux Siebel, Florian Sempey est, quant à lui, d’une sévérité à toute épreuve s’agissant de camper cet agaçant moraliste de Valentin. Mais c’est le Faust de Pene Pati qui remporte ce soir tous les suffrages : radieux, lumineux, dominant parfaitement son timbre et son émission (ce contre-ut de la Cavatine…), le ténor samoan fait ressortir les plus fines nuances de sa partie tout en soulignant la lente déchéance du docteur. Le tout dans un français plus vrai que nature, chapeau ! N’oublions pas les chœurs de la Grande Boutique qui, comme grisés par leur propre émulation, font valoir une énergie et une vigueur qui ne remisent pour autant ni la discipline ni la transparence.
Pour accompagner tout ce petit monde, Emmanuel Villaume dirige avec grande précaution l’Orchestre de l’Opéra. Si l’on regrette les coupures réalisées dans le ballet de la nuit de Walpurgis, la fosse parvient tout de même à exister dans un spectacle qui aura sans cela relégué la musique au second plan.