Il y a quelques semaines, on avait laissé le Châtelet grouillant de monde à tous les étages pour Les Misérables. Ce jeudi soir, on s'est demandé si on ne s'était pas trompé de jour ou d'heure en pénétrant dans un hall quasi désert. Mais non, c'est bien la première d'un nouveau spectacle, un opéra de Haendel, Orlando, le choix assumé du nouveau directeur des lieux Olivier Py. Depuis la période Lissner-Brossmann, on avait perdu l'habitude du lyrique, a fortiori du baroque, dans ce qui est redevenu le temple de la comédie musicale et de l'opérette.
On ignore ce qui a décidé Olivier Py à choisir cet ouvrage-là plutôt qu'un autre de Haendel. C'est pourtant l'un de ceux où l'action dramatique, l'histoire même, est la moins aisée à représenter, puisque tout se passe dans l'effusion, la violence ou la douceur des sentiments qui animent les personnages. Pas de chœur donc pas de foule, cinq personnages, quatre rôles emmêlés dans un triangle ou plutôt un quadrilatère amoureux : c’est l’histoire d’un amour qui rend fou, celui d’Orlando, héros de guerre, pour la princesse païenne Angelica, laquelle aime, d’un amour fusionnel, le prince maure Medoro, à qui la bergère Dorinda voue une passion sans retour ! Le mage Zoroastre va sauver Orlando de la folie meurtrière et les amants d’une mort impitoyable, et rendre la raison à Orlando.
S'inspirant visiblement du film La Nuit au musée, Jeanne Desoubeaux a imaginé tout un dispositif scénique et dramaturgique destiné à suppléer l'absence d'action proprement dite, voire à « remplir » les vides, à soutenir ou souligner l'expression de chaque personnage. Ainsi les spectateurs du Châtelet sont d'emblée face à une salle de musée que visitent des écoliers indisciplinés sous la conduite d'une institutrice à chignon. C'est bientôt l'heure de la fermeture. Le gardien (c'est Zoroastre !) et un homme de ménage s'assurent que le musée s'est vidé, alors que deux garçons et deux filles ont échappé à leur vigilance et à celle de leur maîtresse et se cachent pour passer la nuit dans le musée. Les personnages vont l'un après l'autre se détacher nuitamment des toiles accrochées aux cimaises, à commencer par Orlando.

Plutôt qu'essayer de comprendre une mise en scène inventive mais parfois trop brouillonne, et foisonnant d'un second degré psychologisant souvent inutile, on préfère retenir la fraîcheur de cette présence quasi constante des enfants, dans à peu près tous les tableaux, même si on ne perçoit pas toujours l'utilité de leurs déplacements ou de leur jeu. C'est parfois perturbant, souvent redondant, mais lorsqu'ils se glissent auprès de l'un ou l'autre protagoniste, le regard tendu vers celle qui chante sa douleur, son amour ou sa folie, les enfants provoquent des moments poétiques de toute beauté.
Pour le reste, le propos de Jeanne Desoubeaux est très fidèle à la découpe voulue par Haendel : de la salle du musée on aperçoit vite la forêt, les bergers (l'un des multiples déguisements des enfants), la nuit étoilée où les couples se forment, se déchirent, où Orlando se confronte à son destin. L'acte II se termine sur un plateau nu. Après l'entracte, l'acte III se déroulera en sens inverse, pour se terminer en happy end au musée !
Musicalement, c'est bien d'abord à Christophe Rousset et ses Talens Lyriques qu'on doit des lauriers, même si le premier acte nous a paru bien sage au moins jusqu'au célèbre air d'Orlando « Fammi combattere ». À moins que précisément cette retenue ait été due à l'annonce faite à la salle selon laquelle Katarina Bradić, relevant d'une grippe, ne serait pas au meilleur de ses moyens dans le rôle-titre. La contralto serbe, fière allure, port altier, semble en effet se préserver, n'utilisant que parcimonieusement d'évidentes réserves de puissance et de virtuosité. Dommage pour cette première !
C'est Siobhan Stagg, qu'on avait naguère entendue dans Berg ou Strauss, qui chante Angelica. Son soprano sensuel et fruité fait ici merveille et rend d'autant plus crédible l'attirance qu'elle exerce autour d'elle. Comme par exemple avec Medoro, incarné avec une autorité vocale chaleureuse par Elizabeth DeShong. Les scènes qui voient les deux femmes se séduire et se formuler des serments d’amour sont d'une sensualité vocale assumée, surtout lorsqu'elles sont rejointes par la bergère Dorinda, Giulia Semenzato, pour un trio sublime « Consolati o bella » qui constitue l'un des sommets de l'ouvrage. Reste une déception : le Zoroastre de Riccardo Novaro peine à convaincre en gardien de musée jouant un Harry Potter caricatural, aux ressources vocales insuffisantes pour ce rôle de basse profonde.