Dévoilée en 2008 dans un contexte de fin de mandat – celui de l’administration Mortier – à couteaux tirés, la mise en scène de The Rake's Progress d'Igor Stravinsky par Olivier Py familiarisait un peu plus le public parisien avec les « propositions » d’une nouvelle garde de metteurs en scène d’opéra – Warlikowski, Sellars et la Fura dels Baus en tête. Depuis, on en a soupé des soirées chemsex, des néons en pagaille et des freak shows en tout genre. Seize ans après la première de cette production, qu’en reste-t-il ? Un spectacle plus tout à fait corrosif, mais assurément explosif et réjouissant !

Memento mori. Voilà ce que le crâne et le sablier, chevillés à l’avant-scène du Palais Garnier, rappellent constamment au spectateur qui, embarqué dans la valse endiablée des luxures londoniennes, en oublierait que l’opéra de Stravinsky n’est guère qu’une vanité déguisée en farce : mal avisé par le mystérieux Nick Shadow de quitter la paisible famille Trulove, le pauvre Tom Rakewell goûtera aux plaisirs terrestres – lupanars, escroqueries, mariages, cabales – révélés par son Méphistophélès de valet, avant que celui-ci n’exige son âme en salaire.
On se prendrait bien au jeu du libertinage, si Olivier Py ne manquait à juste titre de rappeler ce que l’œuvre doit au dramma giocoso mozartien, notamment par sa savante variation de registres : y cohabitent noirceur et tendresse, sur lesquels plane toujours l’ombre omniprésente du destin. À ce titre, l’arrivée sur scène de Nick Shadow avant la moindre note de musique – bien en amont de son apparition dans le livret – confirme son statut d’unique maître des cérémonies, prenant des habits de domestique pour mieux présider à la déchéance de celui qui pense être son maître.
Si le livret concocté par Auden et Kallman, ainsi que les gravures de Hogarth qui inspirèrent le compositeur, s’inscrivent dans un XVIIIe siècle un peu poudré, Olivier Py troque perruques et fanfreluches contre les paillettes du music-hall. Le metteur en scène jette des ponts entre les bêtes de foire d’autrefois et les circassiens modernes, artistes de revues et de cabarets : à la femme à barbe, déjà présente chez Stravinsky, il ajoute nain, jongleurs, hercules et danseuses. Cyrus Allyar, trompettiste de l'Orchestre de l'Opéra, se prêtera au jeu et prendra place entre tout ce beau monde pour un solo d’une grande poésie, visuelle comme sonore.
Quel contraste avec le bordel de Mère Goose du premier acte, mi-glam mi-gore (surtout très sinistre), ou les enchères organisées par Sellem au troisième, qui fournissent l’occasion d’égratigner un peu plus les décadences de la bourgeoisie. Olivier Py ne s’attarde pas en revanche sur la dimension initiatique de l’œuvre (« the progress »), ni sur le rapport de double maléfique qu’entretiennent maître et valet, ce qui produit une lecture moins philosophique que sociale – manifeste lorsque Tom agitera le drapeau rouge avec quelques camarades machinistes.
Également plaisante, la distribution est dominée par le Rakewell de Ben Bliss. Quoique plus américain que cockney, le ténor se glisse avec aisance dans la peau de son personnage : sa palette expressive lui permet de juxtaposer le lyrisme et la lassitude, l’enthousiasme et la mélancolie, et de tenir fermement la trajectoire d’un troisième acte qui verra son personnage sombrer dans la folie. On apprécie tout autant Golda Schultz dans le rôle d’Anne Trulove, fidèle entre les fidèles, dont la voix caressante conservera toujours une émouvante luminosité.
On est également touché par la Baba de Jamie Barton : si son air du deuxième acte ne parvient à exaspérer assez, faute d’une scansion et d’un timbre millimétrés, le lyrisme tout en panache du troisième saisit par son sursaut d’orgueil. Sans doute aurait-on préféré un Nick Shadow au timbre plus étoffé que celui de Iain Paterson, mais son incarnation parfaitement retorse et sa voix toute d’espièglerie, très faustienne, emportent l’adhésion. Enfin, signalons la présence savoureuse de Rupert Charlesworth en commissaire-priseur cabotin mais vocalement sans faille. La prestation des Chœurs de l’Opéra, rarement intelligibles, souvent déphasés, laissera en revanche dubitatif.
Dans la fosse, Susanna Mälkki parvient à relever le principal défi de cette partition pastiche : y faire entendre toutes les influences brassées par Stravinsky, sans perdre de vue le langage singulier du compositeur. On ne peut donc que regretter une certaine apathie de la part de l’Orchestre de l’Opéra, qui n’aura pas permis de goûter toutes les subtilités de l’écriture de ce Stravinsky néoclassique.