Créée en 2014, reprise en 2016 et destinée en 2018 à deux séries de représentations, la mise en scène de Benoît Jacquot s’attarde à dépeindre avec acuité le Paris du Second Empire, contexte hors duquel le cinéaste, soucieux de dire le réel, n’envisage pas l’idylle sans issue de La Traviata, condamnée par les mœurs de son époque mais absoute par sa morale. D’où le traitement doux-amer de sa conclusion, moins tragique qu’ailleurs : Violetta n’est pas l’habituelle figure féminine dépeinte ailleurs par Verdi, et sa mort est tout autant une défaite qu’un triomphe. Cette fidélité au texte rafraîchissante, doublée d’un sens pictural bienvenu, qu’appuient les décors et costumes sans fausse note de Sylvain Chauvelot et Christian Gasc, ne s’encombre heureusement jamais d’une inutile rigueur documentaire.
Le premier acte, donnant à entendre Paris et ses fêtes, se déroule ainsi entre le fond de scène et le lit aux proportions démesurées de Violetta, surplombé de l’Olympia de Manet : les limites ténues entre le monde, l’intime et l’Histoire sont brouillées, et le malaise est suggéré plutôt que brutalement provoqué. L’acte II pose côte à côte ses deux tableaux devenus vignettes et anime l’un à la suite de l’autre : difficile alors de faire abstraction de l’immobilité du second tandis que le premier s’enlise un peu sur sa parcelle scénique : à force de sens pictural, Benoît Jacquot aurait-il oublié que l’Opéra est, lui aussi, affaire de mouvement ? Si le spectateur pourra peiner à trouver le cœur du récit séduisant, il pourra cependant se consoler avec les facétieuses chorégraphie queer de Philippe Giraudeau, contrepoids bienvenu au logos vu et revu des gitanes et toréadors, et surtout avec un troisième acte plus resserré, porté par une distribution sans tête d’affiche à proprement parler (Netrebko, Castronovo et Placido Domingo sont attendus à partir du 21 février) mais particulièrement engageante et prometteuse.
L’entrée en matière souffre un peu des aléas de toute première – légers décalages, déplacements, ports de voix et projection par endroits incertains – mais rend justice à la direction sans accroc et jamais surplombante de Dan Ettinger : les Chœurs s’adaptent vite à leur isolement à l’arrière-plan, et aux difficultés d’une partition qui les sollicite tout particulièrement – beau travail d’Alessandro di Stefano. La Flora de Virginie Verrez est vive et sensuelle, Julien Dran, Philippe Rouillon et Tiago Matos font forte impression, de même que la digne et profonde Annina d’Isabelle Druet, qui parvient à faire fi d’un maquillage pourtant peu pertinent. Robuste sur ses bases, mais engorgé et par endroits incertain sur ses finitions, le Germont de Vitaliy Bilyy brille d’une présence toute patriarcale.
Si le volume et la justesse ne sont pas irréprochables, la belle qualité de voix et le timbre délicat de Ramë Lahaj en font un Alfredo idéal, jeune, ingénu et sincère. Mais c’est évidemment Marina Rebeka, dans le rôle-titre, qui remporte tous les suffrages. Accoutumée au rôle, qu’elle a déjà interprété au Metropolitan et à Londres, elle pourrait n’en faire qu’une bouchée. Certes, le contre-mi bémol de « Sempre Libera », est une coquetterie de colorature qui ne lui résiste que rarement, mais il manque malheureusement ce soir-là d’assurance. Petit à-côté qui sera cependant très largement contrebalancé par la souplesse des vocalises, l’agilité du vibrato, la rondeur des aigus et l’ampleur de la voix de poitrine, qui n’ont de cesse d’impressionner, et « Addio del passato » résonne encore bien après le tomber de rideau. De même que les « brava » d’un public visiblement conquis.