Un chef français, un orchestre français pour un programme tout français, voilà qui semblait la règle au siècle passé surtout dans les concerts dominicaux. Aujourd'hui c'est devenu une rareté : on était d'autant plus curieux d'entendre Ravel et Saint-Saëns à la Philharmonie par le Chœur et l'Orchestre de Paris sous la direction d'Alain Altinoglu, professeur de direction d'orchestre au Conservatoire de Paris qui ne bénéficie pourtant que par intermittence d'invitations à diriger les orchestres de la capitale.

En tout cas, ce soir il ne fallait rater ni le programme ni ses interprètes. De Ravel on croyait tout connaître, surtout depuis les célébrations du sesquicentenaire de sa naissance ; mais voilà qu'on a la chance d'une première audition publique complète d'une pièce hybride qui n'avait été que partiellement créée par Gustavo Dudamel à New York en mars et par Alain Altinoglu à La Monnaie en novembre pour la partie chantée. Il serait trop long de relater ici les avatars de la reconstitution des ébauches d'une cantate – Sémiramis – qu'un Ravel âgé de 27 ans prévoyait de présenter en 1902 pour le Prix de Rome qui lui résista avec une remarquable constance. Nous en découvrons ce soir le « Prélude et danse », suivis de l'air de Manassès.
On y entend l'influence d'un Rimski-Korsakov, quelques tournures mâtinées de Franck ou Massenet, mais déjà une transparence de l'instrumentation, des effluves d'exotisme et, surtout, dans l'air de Manassès un art de la vocalité qu'on n'imaginait pas sous la plume de Ravel. Il faut dire que le jeune ténor Léo Vermot-Desroches y est d'une vaillance, d'une éloquence et d'une justesse qui émeuvent dans l'expression d'un texte gentiment nunuche (« Que l'enchantement d'un rêve d'amour / Berce longuement notre âme enivrée »).
Le Concerto pour violoncelle n° 1 de Saint-Saëns avait été annoncé naguère avec un soliste star – Sheku Kanneh-Mason, applaudi ici il y a quelques semaines. Celui-ci étant souffrant, c'est la jeune Julia Hagen, qui porte le patronyme célèbre de son père, violoncelliste du quatuor du même nom, qui officie finalement ce soir. L'attaque un peu grasse et démonstrative du tout début fait craindre un contresens dans une œuvre qui n'est que fluidité, volutes presque mendelssohniennes, virtuosité aérienne. La violoncelliste restitue à merveille l’ivresse de certains emballements de la partition. Le chef et l'orchestre lui font mieux qu'un accompagnement, ils donnent corps et couleurs à un ouvrage qui, comme son auteur, mérite mieux que le dédain qu'on accorde à une musique supposément académique. Les trouvailles d'orchestration, la délicate mobilité rythmique sont au diapason d'une soliste inspirée.
Au concert, l'intégrale de la musique du ballet Daphnis et Chloé est une rareté. « Mon intention en l'écrivant était de composer une vaste fresque musicale », avait confié Ravel : c'est bien cette vaste fresque que vont peindre des choristes, des musiciens et un chef en état de grâce. Tout au long des cinquante minutes de la partition, on aura présente à l'esprit l'extraordinaire version de Pierre Monteux, enregistrée à Londres cinquante ans après que le chef français avait créé l'œuvre le 8 juin 1912.
Comme Monteux, Alain Altinoglu ne cède pas aux pâmoisons et autres alanguissements auxquels d'aucuns se croient obligés de recourir pour souligner la sensualité du propos et de la musique. Il tient le gouvernail d'une main ferme qui, parce qu'elle est d'une extrême précision, révèle à la fois tous les détails d'un orchestre scintillant et les unifie dans un geste puissamment chorégraphique. La parfaite maîtrise de l'acoustique de la grande salle Pierre Boulez, les équilibres entre le grand orchestre déployé sur la scène et le chœur situé au-dessus de lui sont à mettre au crédit du chef d'opéra qu'est Alain Altinoglu.
Le premier tableau est saisissant, qui s'ouvre sur une procession et une danse générale entamées à gosier déployé par un chœur sans paroles. On y entend quelques réminiscences de L'Oiseau de feu – à la création duquel Ravel a assisté en 1911 –, les solistes des vents de l'Orchestre de Paris sont admirables. C'est évidemment le troisième tableau (qui correspond à l'habituelle Deuxième Suite, la plus fréquemment donnée en concert) que tous attendent et l'ineffable « Lever du jour », quintessence du génie orchestrateur de Ravel, avant le déferlement si savamment maîtrisé de la danse générale. Le chef fera longuement saluer chacun des glorieux pupitres du Chœur et de l'Orchestre de Paris. Espérons que la belle réussite de ce mariage d'un soir ne restera pas sans lendemain.

