Il faut oser commencer un récital par la Ballade en sol mineur, la première des quatre composées par Chopin, sorte de grande improvisation sinueuse dont il est si difficile de rendre l'atmosphère changeante, dans laquelle il est si facile de ne voir que le sommet expressif et les orageux derniers traits. Benjamin Grosvenor ose, ce dimanche matin au Théâtre des Champs-Élysées. Il n'est pas assis sur le bord de la banquette, en équilibre instable comme tant de ses confrères, mais son corps est bien campé sur toute l'assise, son dos est droit, ses épaules basses et ses bras ni trop près du clavier ni trop loin, en sorte que sa fusion avec l'instrument est parfaite.
Benjamin Grosvenor
© Marco Borggreve
Est-ce la raison pour laquelle le do à l'unisson des deux mains qui ouvre cette pièce sonne ce matin avec une largeur telle qu'il semble sortir du tuyau d'un orgue ? Sans aucun doute et bien évidemment aussi grâce à l'imaginaire sonore de ce maître du clavier. De ce do va s'élever cette phrase interrogative dont va sortir toute la ballade construite sur des fondus enchaînés aux coutures invisibles. Si des pianistes se servent du clavier comme d'un outil pour accéder au cœur de la musique, il y a des musiciens qui cultivent l'art du piano et celui de la musique d'une égale façon. La nuance semble mince, mais elle est par exemple ce qui pouvait séparer hier un Rudolf Serkin de son ami Vladimir Horowitz avant de les réunir dans la dévotion aux œuvres.
Grosvenor est de cette esthétique pianistique là et sa Ballade op. 23 est tenue par un sens parfait des proportions, des rapports de tempos dans un jeu souverain de beauté instrumentale qui libère la sonorité du piano. La Sonate op. 35 « funèbre » pour continuer... La profondeur de sonorité, la merveilleuse fluidité de ce piano jusque dans le fortissimo et le caractère haletant du premier mouvement emportent l'adhésion, tandis que ce « maudit » second thème qui laisse pas mal de pianistes sur le bas-côté serait peut-être trop recherché dans son énoncé. Mais le développement a ce matin les allures de cataclysme, de jugement dernier qui le caractérisent qui étaient inconnues dans la musique de clavier jusqu'à cette œuvre.
Le Scherzo et son Trio seront parfaits de dessin, de coupe, de son, de caractère. Prise au tempo giusto, la Marche funèbre avance renfrognée, inexorable, vers ce célèbre Finale rendu avec l'effarement tragique qui saisit chaque fois l'auditeur. Il faut quelques instants pour reprendre ses esprits, le temps pour comprendre que la petite vingtaine de minutes de cette Sonate en si bémol mineur a été un voyage dans une autre dimension temporelle où le pianiste a fait de cette œuvre une grande pièce aux perspectives élargies ô combien.
La rare et délicate Berceuse en ré bémol majeur de Liszt – sans doute en hommage à celle de Chopin – fait retomber la pression et admirer un pianisme qui fait penser à l'art du chant d'une Elisabeth Grümmer, d'une Leontyne Price ou d'une Victoria de Los Angeles ! Grosvenor a cette façon vocale de conduire une phrase, de respirer, de colorer chaque note comme si elle était une voyelle ou une consonne. C'est tellement beau, tellement pur de toute intention expressive, de toute volonté de plaire...
Comme le sera la Sonate en si bémol majeur de Prokofiev – quel art a Grosvenor de faire se répondre les tonalités ! – qui clôt ce récital. Cette Sonate n° 7 est régulièrement victime de ceux qui cognent, jouent dur, métallique car il s'agit d'une sonate dite « de guerre » et que c'est du « Proko ». Dès l'entame, Grosvenor adopte un ton interrogatif, un son « dans » le clavier. Il est élastique et fulgurant, d'une précision rythmique qui jamais ne se tétanise, tant les phrases vivent, se répondent et s'entrechoquent, tant les accords jaillissent et rebondissent.
Sans jamais lever les bras au ciel, Grosvenor tire une puissance phénoménale du piano, mais seulement en apparence, car jamais le Steinway ne crie. Il organise le premier mouvement avec une détermination qui en décuple la puissance expressive. L'Andante caloroso est une sorte de baume pour l'âme jusqu'à ce que retentissent les cloches qui le referment d'une façon inquiétante. Grosvenor le réussit comme personne à notre connaissance ne l'aura réussi, grâce à un étagement des plans sonores dont la maîtrise est une leçon. Et il joue la toccata conclusive avec force et élasticité : la course à l'abîme et l'inquiétude dramatique sont portées à leur paroxysme et réconcilient avec une musique trop souvent malmenée.
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