Le festival Liszt en Provence fait sonner le piano romantique dans une cour bordée de beaux bâtiments provençaux, exploitation viticole appartenant aux organisateurs de la manifestation. Le duo formé par Ludmila Berlinskaia et Arthur Ancelle est venu y présenter, le 26 août, un récital pour deux pianos.

Nourrie du talent d'un père membre du quatuor Borodine, ayant côtoyé dès l'enfance les plus grands musiciens et puisé une profonde inspiration auprès de Sviatoslav Richter, Ludmila Berlinskaia mène une activité de concertiste et de professeur. Ayant contribué au brillant succès d'un élève, Arthur Ancelle, elle s'est ensuite associée à lui pour former un duo présent sur les grandes scènes. Arthur Ancelle ajoute à sa carrière de pianiste celles de compositeur et transpositeur. Deux de ses arrangements pour deux pianos étaient donnés lors du festival : de Liszt, la Fantasia quasi sonata, « Après une lecture du Dante », et de Tchaïkovski, la fantaisie symphonique Francesca da Rimini. Pièces inspirées de Dante et précédées, dans un registre proche, par la Danse macabre de Saint-Saëns.

Tantôt unis comme un seul interprète, tantôt dialoguant et apportant un relief certain à l'ensemble, les deux pianistes offrent une riche palette d'effets, grâce d'abord, à la maîtrise des nuances : pianissimos réglés de sorte que l'addition des deux claviers ne sonne pas plus fort qu'un seul ; fortissimos, au contraire, d'une puissance impressionnante. Dans le cadre et l'acoustique de la cour provençale, ces qualités ont pu donner au public, un peu paradoxalement, une impression d'intimité aussi forte qu'en intérieur, voire davantage.

Avec la Danse macabre de Saint-Saëns en ouverture, le talent expressif du duo a été immédiatement déployé : introduction subtilement énigmatique, entrée dans la danse élancée et claire, évitant les excès d'une dramatisation par trop échevelée. Les deux interprètes, autant peintres que musiciens en quelque sorte, ont largement sollicité l'imagination, suggérant les scènes avec finesse et vivacité. Même réussite dans la Fantasia quasi Sonata « Après une lecture du Dante », de Liszt. À la même place, dans un passé récent, Beatrice Berrut interprétait admirablement cette œuvre, lui conférant une profonde intériorité. Le parti de Ludmila Berlinskaia et Arthur Ancelle a semblé différent. Vivant la scène de manière moins subjective, ils apparaissaient parfois en témoins objectifs, proposant un récit de ce qu'ils auraient observé : plainte des damnés provenant de multiples voix ; âmes aspirant à la béatitude qui manifestent leur espérance ; proclamation du salut, célébrée par les deux pianos, somptueux. Virtuosité mise au service de l'imaginaire littéraire. Esquisse d'opéra ? Exécution chaleureusement applaudie. 

Entre les deux pièces, en cette année commémorative de Claude Debussy, le Prélude à l'après-midi d'un faune a offert une autre couleur mais toujours aussi vive. Se substituant magiquement à la flûte et à l'orchestre, les pianos ont créé, à travers l'éveil du désir encore emprunt de rêve, une atmosphère annonciatrice de l'œuvre. Une pointe de Romantisme a supplanté, à l'occasion, le caractère « impressionniste » de la composition. Un jeu fluide et cristallin a métamorphosé ce que le faune conserverait d'animalité, en une invitation à d'innocentes promenades simplement humaines au cours desquelles miroiteraient des « reflets dans l'eau » – pour reprendre le titre de cette autre pièce de Debussy. Par ailleurs, des projecteurs orientés vers la scène l'éclairaient de couleurs solaires et de teintes aquatiques apparaissant puis se fondant l'une dans l'autre ; dispositif habile, conservant la prééminence de la musique.

Avant de sonder encore les antres infernales, y retrouvant la Francesca da Rimini de Dante-Tchaïkovski, la seconde partie du concert proposait une tonifiante version des Danses polovtsiennes de Borodine, confirmant l'art que possèdent ces pianistes de saisir des images sur le vif. Rythmes, lignes mélodiques, ornementations, sonorités, ensemble impeccable, traduisaient l'enthousiasme propre aux danses d'origine populaire. La fantaisie symphonique Francesca da Rimini s'est développée ensuite en une dramaturgie s'inspirant de la source littéraire, rappelée par la projection, sur un mur, du tableau d'Ary Scheffer. Apparition et puissante montée d'un sentiment d'angoisse – plutôt que « lugubre » comme indiqué par Tchaïkovski, plus aisément rendu en version orchestrale – rythment l'approche de l'enfer puis la vision des damnés, Francesca et Poalo. La sensibilité et l'énergie des interprètes ont rendu la scène avec une vigueur pathétique. Le récit de son malheur par Francesca faisait ensuite appel à un ensemble de ressources pianistiques aussi riches que sidérantes sous les doigts de Ludmila Berlinskaia et Arthur Ancelle : gammes arpégées à la vitesse d'un glissando, rythmes contrastés, fines variations des volumes sonores, esquisses mélodiques, modulations s'entrecroisaient et s'échangeaient entre les deux pianos au gré des souvenirs et des sentiments de Francesca. Ce récit concernant l'objet-même de la condamnation à l'éternelle souffrance, les pianistes nous ont fatalement conduit, en une course éperdue, vers le tribunal où se répétera éternellement la condamnation. Martelés plus que plaqués tant ils étaient vigoureux, d'ultimes et omnipotents accords sont venus attester du verdict au piano.

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