Pour fêter ses soixante-quinze bougies, le Deutsches Symphonie-Orchester Berlin s’offre une tournée européenne en pleine épidémie de Covid-19 avec son directeur musical Robin Ticciati. Si certaines dates sont tombées à l’eau, on ne peut que se réjouir que ce ne soit pas le cas de leur concert parisien à la Seine Musicale : le programme, en deux parties – Schumann et Mahler – sera aussi nettement contrasté que parfaitement exécuté. Un régal !

Le DSO Berlin à la Seine Musicale © Frank Eidel / DSOB
Le DSO Berlin à la Seine Musicale
© Frank Eidel / DSOB

Le concert s’ouvre avec le Concerto pour piano de Robert Schumann. Au clavier, Leif Ove Andsnes en propose une lecture limpide, très (trop ?) loin du caractère tumultueux que l’on associe souvent à l’œuvre : dès l’introduction, il adopte un jeu clair, recherche un timbre pur. Évitant l’usage de la pédale, il semble préserver dans chacune de ses interventions une forme de modestie – l’exposition des tourments de l’artiste maudit n’a pas sa place ici. Cherchant systématiquement à détacher une ligne mélodique claire au-dessus de ses arpèges, le pianiste sait aussi se mettre en retrait quand son instrument ne fait qu’accompagner. Face à lui, l’orchestre travaille au maximum la cohérence des phrasés : grâce à un sens inné du legato, chaque mélodie semble procéder d'un seul souffle ; les appuis sur les accents, s’ils sont clairs voire secs, s’estompent rapidement pour ne pas alourdir le mouvement. L’Intermezzo présente les mêmes forces – et les mêmes faiblesses : du côté de l’orchestre, la gestuelle simple mais entraînante de Ticciati permet une grande fluidité des phrasés et une parfaite homogénéité de son ; du côté du soliste, la construction du mouvement est évidente et les progressions demeurent toujours parfaitement explicites… Mais on se prend à souhaiter parfois un détaché moins impeccable, davantage de douceur et, finalement, plus de sentiments. L’Allegro vivace sied donc mieux à Andsnes : son insistance sur les appuis syncopés et la légèreté de ses traits conviennent parfaitement au caractère dansé du mouvement – et accentuent son aspect virtuose.

Si l’on retrouve dans la Première Symphonie dite « Titan » de Mahler une grande clarté dans le dessin du phrasé, Ticciati fait basculer l’orchestre, qui était resté modeste dans le Concerto, du côté de la démesure. Pourtant, le début du premier mouvement, avec ses cordes voilées qui jouent sur le chevalet et ses bois qui semblent avancer sur la pointe des pieds, laisse d’abord le spectateur perplexe. Ce n’est que progressivement que la phrase se construit sous nos yeux, avec une intensité constante, aidée par un tempo assez allant. Puis le premier tutti explose et l’on comprend ce qui fera le caractère spectaculaire de cette lecture : des progressions brusques, des sommets foudroyants – et entre ces fulgurances, une tension entretenue par des musiciens incroyablement impliqués, qu’il s’agisse des cordes, menaçantes dans leurs mouvements de flux et reflux, des bois qui semblent imiter des oiseaux (le mouvement est sous-titré « comme un bruit de nature »), ou des trompettes métalliques, presque rauques. 

On saisit encore mieux le potentiel explosif du jeu de l’orchestre dans le deuxième mouvement, où les cordes âpres, aux accents incisifs, disputent la vedette aux bois conquérants, qui jouent pavillon en l’air. Ticciati tranche en faveur des cuivres et des percussions, particulièrement présents ici, tout en parvenant à éviter toute lourdeur, favorisant des appuis brefs et secs plutôt qu’un jeu pesant. Ce sont en revanche bien les bois qui crèvent la scène dans le mouvement suivant : si la mélodie initiale semble avancer chez les cordes de manière implacable, presque sans relief, chaque articulation du deuxième thème, plus dansant, est soulignée par des solistes surinvestis – notamment les hautbois, chauffés à blanc. Le chef parvient à atteindre des sommets encore plus élevés dans le finale. Avec, là encore, une clarté parfaite dans le découpage de chaque intervention (on remarque dans la symphonie des ponctuations qu’on n’y avait encore jamais entendues), Ticciati ménage pour l’auditeur des effets de surprise sans cesse renouvelés, qu’il double de montées en puissance éclair, saisissantes. L’ensemble culmine dans des fortissimos qui saturent l’espace sonore de la salle et immergent le spectateur au cœur des merveilles de l’orchestre. Une interprétation riche en sensations fortes, par un grand orchestre qui ne fait pas son âge.

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