Ce samedi soir dans la Salle Cortot, Guillaume Bellom présentait son nouvel album pour le label Mirare, consacré aux très méconnues pièces pour piano seul que Richard Strauss a composées dans sa prime jeunesse. Est-ce ce saut dans l’inconnu qui explique le remplissage trop modeste de la salle, malgré l’ajout d’une sonate de Mozart et de la Quatrième Ballade de Chopin pour enrober le tout ? Le public aventureux, lui, ne repartira pas déçu de ce lieu à l’acoustique idéale pour les récitals.

Le pianiste arrive sur scène presque empressé, s’assoit et commence sans cérémonie la Sonate en fa majeur K.332 de Mozart. Précis dans ses attaques et ses dynamiques, parcimonieux en pédale et intelligent dans ses nuances, Guillaume Bellom propose un Mozart désacralisé captivant, en n’hésitant pas à rentrer dans le clavier, au risque d’être parfois presque un peu lourd. Les premier et troisième mouvements révèlent toute leur polyphonie sous ses doigts rythmiques tandis qu'un timbre riche fait sonner les phrases du deuxième de manière faussement ingénue. On aurait simplement aimé des pauses un peu plus marquées entre les trois parties de l’œuvre qui ont été presque enchainées par l’interprète.
Alors qu’on pensait que la sonate était là pour attirer un public frileux à la nouveauté, Guillaume Bellom explique sa démarche, bien plus noble : il s’agissait de s’approcher de l’écoute du jeune Strauss, baigné de classiques allemands. Nous voilà maintenant prêts à découvrir l’opus 3 de Strauss.
Les pièces qui le composent s’avèrent nourries de nombreuses influences sans qu’on puisse encore y déceler une véritable patte straussienne. Alors que le premier numéro est une rêverie dans le style du Schumann des Scènes d’enfants, les marches harmoniques enjouées du deuxième rappellent le Florestan de ses Papillons et Carnaval. Le climat funèbre, endeuillé du troisième récite son Beethoven et son Schubert façon inachevé, avant que Mendelssohn n'apporte la gaieté de ses cascades vif-argent dans le quatrième. L’ultime mouvement de cette suite est un ländler à la Schubert, avec une fugue à la Mozart dans sa partie centrale qui débouche sur de puissants accords debussystes avant l’heure. Tantôt ciselé d’enthousiasme dansant, tantôt nimbé de songes poétiques, le piano de Guillaume Bellom caractérise chacune de ces miniatures.
Un an plus tard, âgé alors de 19 ans, Richard Strauss propose un nouveau recueil : les cinq Stimmungsbilder. Que s’est-il passé en un an pour que le compositeur allemand établisse déjà les prémisses de son propre style ? La ligne parfois tortueuse du premier mouvement et surtout l’espièglerie de l’ostinato du troisième préfigurent le Till à venir, quand la polyphonie complexe de la deuxième pièce, sans être aussi dense que celle de ses poèmes symphoniques, annonce déjà leur profondeur. Comme le fait remarquer l’interprète, la quatrième pièce du recueil renvoie à nouveau à Schumann, cette fois-ci pour ses Scènes de la forêt. L’ensemble se finit dans le mystère du Heidebild, sorte de Joueur de vielle avec sa pédale obstinée, agrémenté d’un romantisme fantastique shakespearien, avant que sa fusée conclusive ne nous fasse penser à Scarbo après le Gibet du Gaspard de la nuit de Ravel.
Si l’opus 3 méritait le détour, cet opus 9 est véritablement passionnant pour la définition des ambiances et ses surgissements d’images. Guillaume Bellom en distille tout le mystère, réussissant à définir un ensemble cohérent tout en distinguant chaque pièce grâce à une diversité de touchers admirable. Si la partition est parfois chargée, le texte est parfaitement lisible sans que cela nuise aux différents climats des pièces.
Le choix de la Quatrième Ballade de Chopin est à nouveau cohérent : il s’agit de mettre en perspective la musique de Strauss avec un autre grand admirateur de Mozart. Enchainée après la dernière Stimmungsbild dont elle semble presque émaner naturellement, cette ballade est l’occasion pour Guillaume Bellom de montrer ses qualités romantiques. Il propose une interprétation d'un seul tenant, dont le souffle emporte l’auditeur dans des élans passionnés, sans qu’aucun passage forte ne sonne dur et toujours avec un jeu polyphonique très clair.
Après un Impromptu n° 2 D.935 de Schubert un peu ennuyeux car moins mouvementé ou mystérieux que les pièces précédentes, le pianiste conclut le concert avec la quatorzième danse des Davidsbündlertänze de Schumann tout en poésie contemplative : deux bis bien choisis pour deux compositeurs qu’on aura entendus à travers la musique de Strauss.