Une pédale immédiatement suivie d’un accord au clavier : la formidable expiration traverse les hauts tuyaux de l'orgue Reger de la Philharmonie de Paris, son vent épique déferle sur l’auditeur, soufflé. Déjà, les cheveux se dressent sur la tête. Pas le temps de reprendre haleine, les quelque deux ou trois cents choristes s’exclament furieusement, exaltent à pleins poumons l’impétueuse hymne du Veni, creator spiritus qui constitue la première partie de la Huitième Symphonie de Gustav Mahler : convoqué avec une telle ardeur, l’esprit créateur vous attrape par le col et vous entraîne dans une apnée qui durera 580 mesures. Ce soir, c’est à peine un battement de cil.
Après une longue pause, encore empreinte des sommets de ferveur qui l’ont précédée, à l’hymne succède l’oratorio ; à la spiritualité liturgique répond une nouvelle spiritualité, celle du second Faust de Goethe et sa dernière scène. Cette fois-ci ce n’est pas un battement de cil mais une longue rêverie que l’on aimerait prolonger, de laquelle on se refuse à émerger, une immersion dans la Montée des bienheureux vers l’Empyrée de Jérôme Bosch. Survolant les saints anachorètes, flottant ainsi que le Pater Ecstaticus, implorant avec les trois pénitentes, tournoyant dans l’assemblée des anges juvéniles et des enfants bienheureux, planant dans les hautes sphères de la Mater Gloriosa, vibrant en sympathie avec cette cosmogonie musicale, vous êtes alors cueilli par le triomphe de l’éternel féminin et la fièvre du Chorus Mysticus.
Voilà résumé en langage vulgaire ce que la musique de Mahler a fait éprouver, de la plus noble et la plus élevée des manières, au public présent pour ces deux soirées, exceptionnelles à plus d’un titre. D’abord, la Huitième est à la symphonie ce que le Ring est à l’opéra : une montagne musicale qui, par ses dimensions superlatives – un demi-millier d’exécutants pour une heure et demie de musique –, s’apparente à un véritable Everest, difficile à gravir pour l’auditeur et le musicien ; en conséquence de quoi, sa programmation est une rareté, et sa rareté un Graal pour le mélomane.

Ensuite et surtout, l’interprétation aura été à la hauteur des sommets suscités par la partition. À la tête de l’Orchestre de Paris dont il fut le directeur musical de 2016 à 2019, Daniel Harding parvient à restituer autant la ferveur de la première partie que l’infinie tendresse de la seconde, tout en écartant de son exécution la moindre vulgarité – évitant ainsi le « barnum » que craignait le compositeur lors de la création. À ce titre, sa gestion des équilibres, des différents plans sonores, de la combinaison des voix et des instruments est remarquable : le résultat n’est jamais assourdissant, les subtilités de la partition toujours audibles, et l’idée musicale inséparable du texte… En bref, le maestro a bien compris que la réussite dans les œuvres de Mahler – et en particulier dans sa Huitième – exclut l’hybris, mais pas l’inspiration.
Celle-ci trouve alors dans l’Orchestre de Paris – augmenté de l’Orchestre du Conservatoire de Paris – un formidable relais : tandis que la matière taillée dans la masse conserve son relief dans les acmés, les ornementations solistes sont quant à elles sculptées avec adresse et pudeur, offrant aux instants de suspension toute la délicatesse qu’ils requièrent. La justesse des chœurs aura également activement participé à l’harmonie de cette symphonie.
Le plateau vocal, pas toujours égal, est néanmoins à saluer. En grande forme, Tarek Nazmi et Christopher Maltman incarnent leurs Paters avec toute la gravité qu’exige le texte, n’hésitant pas – surtout chez le second – à joindre le geste à la parole dans une fibre théâtrale du meilleur goût. Le ténor Andrew Staples, un peu en-dessous de ses partenaires le vendredi, parvient le lendemain à trouver l’héroïsme qui lui manquait pour convertir les interventions du Doctor Marianus en grands moments d’émotion.
Parmi les trois pénitentes, les altos Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Jamie Barton – un peu étranglée le vendredi, mais décomplexée le lendemain – prennent le dessus sur la Gretchen de Johanni van Oostrum, difficile dans les aigus – celle-ci ayant laissé le rôle très exposé de soprano I à Sarah Wegener, initialement programmée en soprano II. Cadeau empoisonné, tant cette partie comporte de difficulté ; toutefois, c’est avec art que la prima donna s’extirpe des embuches semées par sa partition. Clou de la soirée : l’intervention de Johanna Wallroth en Mater Gloriosa, telle une apparition divine au dernier balcon, complète en beauté la revue de cette admirable légion musicale.