Bien qu’a priori incongrue, la rencontre entre Philip Glass et l’œuvre de Jean Cocteau tombe pourtant sous le sens. La proximité de l’écrivain avec le Groupe des Six (en particulier Darius Milhaud), cher à Glass, l’explique en partie. Mais c’est avant tout une affinité éthique et plastique qui transparaît dans Orphée (1993), La Belle et la Bête (1995) et tout particulièrement dans Les Enfants terribles (1996). Glass ne s’intéresse pas uniquement à l’auteur protéiforme, quelque peu mésestimé par ses compatriotes mais apprécié par-delà ses frontières, parce qu’il convoque le spectre (poly)tonal et fondamental d’une musique tenue pour révolue. Il s’y plonge car un même goût pour un minimalisme artisanal, pour le tragique et l’intemporalité l’anime ; car il aurait pu faire sienne cette maxime de Cocteau, énoncée parmi tant d’autres dans Le Coq et l’Arlequin : « l’art est la science faite chair ».

Szilvia Rálik (Elisabeth), János Szemenyei (narrateur), Botond Ódor (Gérard)
© Péter Rákossy / Hungarian State Opera

De science, ou du moins d’abstraction, il est beaucoup question sur le plateau de l’Eiffel Art Studios. Cette nouvelle scène, ouverte à Budapest en 2020, se tient dans une immense gare désaffectée et brillamment réaménagée en complexe modulable. Les décors immaculés d’Ildikó Tihanyi s’y déploient comme autant de motifs géométriques prompts à de multiples rotations. En contrepoint à leur blancheur et à leur monumentalité écrasantes, les costumes d’Andrea Kovács se font pimpants, au risque du criard lorsqu’ils sont portés par les chanteurs.

Les Enfants terribles à l'Eiffel Art Studios
© Péter Rákossy / Hungarian State Opera

Les danseurs, incarnant ici les impulsions de l’action et des personnages, se voient quant à eux gratifiés de belles nuances de gris. Leurs mouvements s’adossent avec grâce à la musique scandée brillamment par trois pianistes – Andrea Fernandes, Sámuel Tóth, Bálint Zsoldos – sous la direction avisée du pourtant très jeune Péter Dobszay. La partition, d’une clarté et d’une simplicité d’écoute à couper le souffle, est cependant ardue à exécuter et ne pardonne aucune approximation. Si les tableaux d’ensemble pourront souffrir musicalement et chorégraphiquement des quelques couacs fréquents lors des soirs de première, les scènes plus intimes, et les duos tout particulièrement, impressionnent.

À la fois chorégraphe et metteuse en scène, Dóra Barta agence savamment les mouvements de toute la distribution : le tumulte du chant s’imprime sur les corps des danseurs, là où les gestes des chanteurs demeurent plus en retenue. Les chamailleries de frère et sœur, violentes vocalement, trouvent un écho tendre et joueur sur les pas-de-deux. Chaque chanteur est ainsi doublé par un danseur : au sein d’un ballet de grande qualité, la sublime Elisabeth d’Inés Furuhashi-Huber parvient cependant à tirer son épingle du jeu.

Les Enfants terribles à l'Eiffel Art Studios
© Péter Rákossy / Hungarian State Opera

Incarnée vocalement par Szilvia Rálik, Elisabeth manquera sur la première moitié de l’opus de la naïveté et de la légèreté requises pour un rôle de jeune première. Ses aigus acérés, nous provenant sans peine du fond de scène du haut d’un portant en orbite, rappelleront cependant pourquoi une voix aussi expérimentée et charpentée aura pu être choisie, au risque de se détacher de timbres plus doux de ses plus jeunes camarades. Lesquels feront preuve de qualités d’articulation (dans le français parfois difficile de Glass) et d’interprétation admirables. Le Paul de Lőrinc Kósa est ainsi aussi penaud et rustre scéniquement que solide et équilibré vocalement. Dans le double rôle de Dargelos et Agathe, révélateur de l’homosexualité refoulée de Paul – et de Cocteau –, Zsófia Kálnay manque encore d’assurance mais dévoile un très beau timbre. Éternel laissé pour compte du duo incestueux, le Gérard de Botond Ódor n’a rien à envier aux nombreuses qualités de ses confrères : sa tessiture ample et fournie de ténor enrichit considérablement les échanges. Le tout se déroule à un tempo infernal, sans que l’on sente l’heure et demie de spectacle passer. Celle-ci se conclue avec le fracas des grandes tragédies.


Le voyage de Suzanne a été pris en charge par l'Opéra d'État hongrois.

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