Si la rencontre des notions de bergerie et d'auditorium peut sembler incongrue, le Festival Chopin de Nohant permet de dépasser la vision obtuse de l'exclusif. La maison de George Sand, véritable quartier général du festival, est une vaste demeure autour de laquelle gravite le petit bourg de Nohant, attenant au domaine. Toutes les dépendances d'usage sont encore là, en particulier cette bergerie-auditorium qui accueille tous types d'événements, concerts comme conférences.

C'est justement avec une conférence que s'ouvrent les festivités de ce dernier weekend de juin. Historien de l'art, Jean-Yves Patte plonge un public attentif dans le quotidien du couple Sand/Chopin à Nohant. Une contextualisation passionnante où les anecdotes qui surgissent des images projetées n'altèrent pas la progression de l'exposé, bâti autour de grands thèmes structurants, depuis les considérations matérielles (la pérégrination des pianos Pleyel, la vie à Nohant) jusqu'au rayonnement culturel prodigieux du lieu, en passant par les relations humaines entre ses occupants. Grâce à son insistance légitime sur l'effervescence artistique de ce coin perdu au fin fond du Berry, dont le salon n'a rien à envier aux cercles parisiens les plus fermés de l'époque, cette analyse ancrée localement permet paradoxalement de retrouver la thématique de la 59e occurrence du Festival : « Chopin l'Européen ». Les concerts de cette édition 2025 s'attachent par leur programme à rendre palpable la dimension internationale de Chopin, au centre des influences européennes du début du XIXe siècle, laissant une large place à la musique de ses contemporains et de ses maîtres spirituels.
Le soir, Michel Dalberto est sur scène, berger devant un parterre de têtes blanches. Dès les premières notes de l'Andante spianato et Grande Polonaise brillante, on est plongé dans la sonorité très personnelle du pianiste. Ses doigts sont comme des serres, la souplesse austère des mains qui les précèdent y concentre une volonté de précision dans l'attaque et le timbre sans tricher de pédale : voilà un son authentique et profond... qui ne convainc pas dans les pièces de Chopin en ouverture du récital. De nombreux accords forte plaqués sonnent avec rudesse, notamment en fin de phrase, comme expédiés. Si le pianiste ménage d'intéressantes variations de sonorités tournées vers le lointain au cours de la fameuse Polonaise, cette dernière en devient morcelée, presque hachée, sorte de successions d'ambiances de mazurka, à rebours du caractère brillant attendu.
Si la Ballade n° 3 gagne en cohérence narrative, c'est dans Gaspard de la nuit de Ravel que Michel Dalberto finit par captiver tout à fait. Son interprétation peut surprendre au premier abord, loin de certaines tentatives mielleuses qui se concentrent uniquement sur un esthétisme sonore trop poli. Ici tout est horrifique, plongé dans l'atmosphère gothique la plus noire des textes d'Aloysius Bertrand qui ont inspiré les trois mouvements. Les gouttes d'eau de l'« Ondine » ne frôlent pas la fenêtre, elles assènent un torrent de grêle sur le carreau dans un flux perlé sans concession. La pédale du « Gibet », anguleuse, dessine les arêtes saillantes d'une potence terrifiante autour de laquelle gravitent les lamentations fantomatiques glaçantes du pendu, avant que les crépitements mitrailleurs de « Scarbo » ne sonnent le glas de tout espoir.
Ainsi plongé en enfer, le spectateur s'attend à retrouver Méphistophélès dans la Paraphrase sur la Valse de Faust de Gounod de Liszt. Surprise, nous voilà plongé dans toute l'insouciance d'un bal traditionnel, sans sous-entendu diabolique. Dalberto s'amuse du rythme de la valse, surpointant le deuxième temps à l'excès, mimant l'ivresse des rondes. Ce sens du rythme se retrouve, décuplé car moins stéréotypé, dans les Réminiscences de Norma du même Liszt. Le pianiste fait ressortir sans outrance les différents thèmes qui ponctuent l'œuvre, toujours noyés dans un flot de gammes et d'arpèges, et gère admirablement les transitions d'une partition virtuose. Virtuose ? Certes, d'un point de vue comptable en termes de nombre de notes à la seconde, mais voilà une définition bien réductrice. C'est ce qu'explique l'artiste en s'adressant directement au public : ce choix d'intercaler la Sonate n° 16 de Mozart entre les deux paraphrases éprouvantes se veut pédagogique, montrant que l'exigence d'une sonate classique, d'une autre nature, est tout aussi redoutable. Variant les dynamiques sans exubérance et attentif à la qualité du timbre, notamment des voix supérieures, Michel Dalberto épanouit ici le belcanto du Mozart opératique, suggérant en creux un autre lien unifiant de cette deuxième partie de programme.
Produisant des pianistes à la carrière bien établie, le Festival s'attache également à présenter des musiciens moins connus qui débutent leur parcours. Les concerts « Tremplin-Découverte », dimanche matin, sont l'occasion de découvrir ces jeunes artistes, en l'occurrence Vincent Ong. Récent vainqueur du Concours Schumann en 2024, le pianiste malaisien de 24 ans est à l'aise dans les Davidsbündlertänze du compositeur allemand. N'hésitant pas à prendre des libertés bienvenues avec le texte, qu'il aurait même pu développer davantage avec un brin de folie supplémentaire, il insuffle aux numéros vifs associés au personnage de Florestan un esprit joueur séduisant et véritablement dansant. Son Eusebius n'emporte pas la même adhésion. Si la pédale douce est habilement maniée pour ne jamais donner l'impression de sur-place, il manque encore un travail sur la profondeur du son pour suggérer l'ineffable poésie des pièces contemplatives.
La Sonate n° 3 de Chopin est dans le prolongement de ces impressions. Ong densifie insensiblement la finesse de son adoptée fort justement dans Schumann et transforme le premier mouvement de l'œuvre en une vaste fresque rhapsodique avant de retrouver une agile légèreté dans les traits d'un scherzo à nouveau dansant. Le pianiste nous plonge par intermittence dans le lyrisme sublime du troisième mouvement, atteignant par moment cette plénitude sonore ronde et enveloppante toute emplie d'une forme de mélancolie propice à l'introspection. Si la main droite prend parfois un peu trop d'espace dans le finale, le rondeau emporte l'esprit par un sens du rubato et du rythme décidément au cœur d'une personnalité artistique qui acquerra sans aucun doute une épaisseur plus affirmée avec le temps.
Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Nohant Festival Chopin.