Attenante à l'École normale de musique de Paris, la Salle Cortot propose tout au long de l'année une programmation variée. Outre les concerts d'élèves et des productions ponctuelles, l'institution a noué de solides partenariats avec des acteurs de confiance : l'association Pro Musicis en fait partie. Elle organise ce soir le récital de la pianiste Célimène Daudet, lauréate du concours international de l'association en 2010.

Célimène Daudet © Éric Dessons
Célimène Daudet
© Éric Dessons

Tout en souplesse, capable de faire émerger du Steinway des sons profonds enveloppants comme de disparaitre à travers de délicates suspensions éthérées, la main gauche de l’artiste apporte une esthétique ensorcelante dans les trois Préludes de Mompou qui ouvrent le concert. Assez inexplicablement, la main droite peine à adopter la même posture. Plus pesante et moins inspirée, plus uniforme dans son discours, elle empêche l’éclosion d’une atmosphère onirique complète, immatérielle. En résulte une impression de répétition presque lassante dans « El Pont de Montjuic ».

Les Six Chants polonais de Frédéric Chopin transcrits au piano par Liszt conviennent mieux à ce parti pris, notamment dans les numéros plus lents. La main droite y reste prégnante, incarnant justement la ligne de chant. Mais que se passe-t-il alors dans les mouvements vifs ? Comme raidis d’avance face à la difficulté technique de certains passages virtuoses, les doigts effleurent parfois le clavier sans prendre le temps de sculpter l’arabesque. Le léger rubato de la pianiste compense ces quelques errances par la pertinence de son style : dans le premier chant en particulier, les deuxièmes temps parfois légèrement allongés après la note piquée pour retomber sur leurs pattes captivent par leur esprit.

En seconde partie de récital, Célimène Daudet va balayer d’un grand coup de vent d’ouest toutes ces réserves au cours d’un deuxième livre des Préludes de Debussy superlatif. « Brouillard » nous emmène doucement dans un monde merveilleux définit par une substance pianistique à la fois palpable, aérienne et doucement ondoyante à mesure que les accords sourdent imperceptiblement du piano. Nous y voilà complètement dans « Feuilles mortes », où la pianiste gère avec éloquence la progression harmonique, tout en fondu sans que rien ne déborde. Une gageure alors que la salle tempête d’éternuements et de toux propices à faire tourbillonner lesdites feuilles.

L’artiste excelle également dans les numéros plus piquants. « La Puerta del vino » et « General Lavine eccentric » mettent en valeur la précision et le sens rythmique de la musicienne, tant dans la habanera nimbée de mystère que le cake walk insouciant et facétieux. Dans les deux cas, l’utilisation de la pédale est exemplaire : Daudet sait ne jamais l’abandonner complètement tout en variant les attaques, prompte à juxtaposer des atmosphères opposées sans rendre les pièces décousues.

Cette attention au détail se matérialise également dans la manière dont la pianiste finit chaque prélude, exercice périlleux s’il en est car les dernières notes ne doivent pas paraître artificielles. Il s’agit de rester dans le ton de la pièce, la refermer avant de penser à la suivante. Daudet gère parfaitement ces transitions : l’enchaînement des numéros se fait avec fluidité et naturel, sans jamais suggérer une précipitation ou une cassure. L’interprète respecte scrupuleusement le texte, à l’image de l’accord prolongé après les derniers échos du rythme pointé du cinquième prélude.

Les deux derniers préludes cristallisent toutes les qualités, conjugués à une virtuosité virevoltante. Les premiers accords des « Tierces alternées », qui passent de main en main, semblent procéder l’un de l’autre dans un fondu d’une extrême subtilité, avant qu’une ronde de feux follets ne vienne prendre possession de la Salle Cortot. La ronde se disloquera au cours des « Feux d’artifice » dont les éclats lumineux éclosent précisément sur un flot d’arpèges fluides, achevant de donner vie au corpus. À l’issue d’un récital durant lequel la pianiste aura parfaitement adapté son jeu aux dimensions de la salle, se pose une question aussi oubliée que certaines Images du compositeur : pourquoi ne joue-t-on plus Debussy en récital aujourd’hui ?

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