Après le troisième bis, on lève le camp et l'on sort de la Salle Gaveau désappointé, déçu et même contrarié par la dernière partie d'un récital qui avait très bien commencé. Mais comment un pianiste qui propose un programme aussi intelligemment conçu, qui réussit à nous faire percevoir des relations occultes entre les Pièces pour piano op. 76 de Brahms et Dans les brumes de Janáček, qui ouvre son récital avec la transcription pour la main gauche seule de la Chaconne pour violon seul de Bach par Brahms (nous épargnant les boursoufflures, les octaves, les basses d'orgue de celle de Ferruccio Busoni) peut-il se lancer dans la coda « Alla polacca » des Variations sur « Là ci darem la mano » de Don Giovanni de Mozart composées par le jeune Chopin en omettant les variations précédentes et le coup de génie du tout jeune compositeur, qui fait commencer l'œuvre par une variation avant d'énoncer le thème ?

Comment un musicien peut-il jouer cette coda sans qu'elle soit l'acmé du parcours thématique, harmonique et rythmique qui conduit à cette transe finale dont la pure joie est l'un des rares moments d'exaltation positive de toute son œuvre ? Si encore Miroslav Kultyshev jouait bien cet « Alla polacca », mais non : il est précipité, pas impeccablement propre, pas non plus exaltant, quand bien même il en donne un peu l'illusion, mais il ne le peut pas. Car cette coda suit la deuxième des Trois Nouvelles Études écrites par le même Chopin pour la Méthode des méthodes de Moscheles et Fétis, deuxième étude expédiée à toute allure, mal phrasée et articulée.
En premier bis, la Berceuse (toujours Chopin) avait été jouée certes d'une façon plausible, mais néanmoins encore marquée par le Scherzo et Marche pour piano de Liszt qui précédait... Une œuvre banale, creuse, bavarde, qui use d'une technique transcendante mais sans avoir le début du commencement de la moindre originalité harmonique, rythmique et mélodique des Études d'exécution transcendante, n'est qu'une accumulation de difficultés tétanisantes pour le pianiste qui produisent un effet inversement proportionnel à ces avalanches de formules pianistiques creuses qui rendraient même la pire des pièces d'Alkan passionnante.
Miroslav Kultyshev en sort indemne mais ces minutes creuses, bavardes, horriblement difficiles sont encore dans ses muscles et ses nerfs. Si les guirlandes des variations de la main droite de la Berceuse tombent impeccablement sur la basse obstinément régulière de la main gauche, leur nervosité, leur coté extérieur et clair plus que rêveur et vaporeux, sont la conséquence du Liszt dont le pianiste n'est pas sorti.
Voici comment un pianiste aussi fort que ce jeune Russe, vainqueur des Masters de Monte-Carlo, ex-enfant prodige, pianiste de grand, grand talent, peut quasi faire oublier en quatre œuvres (dont trois bis) ce que l'on avait admiré chez lui, au point qu'on s'attarde sur ce qui nous apparaît une faute facile à corriger : faire un programme et penser aux bis est un art en soi... Et briller pour briller est passé de mode.
Revenons au début du récital pour dire la surprise d'être une fois encore en présence du nouveau Yamaha CFX. C'est vraiment un instrument exceptionnel qui réunit les qualités de clarté et de couleurs des pianos de concert des grandes années 1920-30 et un caractère malléable qui en fait un caméléon dans la Chaconne dont le seul défaut ce soir aura peut-être été d'être plus dans l'instant que dans la grande trajectoire... Mais que ces instants étaient beaux, ciselés, lumineux, grandioses parfois, captivants toujours !
Les Pièces pour piano op. 76 de Brahms, immédiatement, ont réjoui par des tempos alertes, un refus de la pose sentimentale, de la lourdeur qu'on y entend malheureusement trop souvent. Kultyshev taille sa route dans cette écriture complexe polyphoniquement et rythmiquement, ordonne, chante, articule et fait sonner les phrases qu'il anime avec une variété d'influx et de couleurs qui renvoient ces pièces à la lettre des indications du compositeur et donc à leur caractère. C'est splendide. Comme l'est Dans les brumes de Janáček, justement pas trop dans le brouillard faussement impressionniste et la grisaille dans lesquels il ne faut surtout pas noyer cette musique. Ici comme dans son remarquable et récent disque avec des Miroirs de Ravel (captés en public, en 2020, Salle Cortot à Paris, sous le label Nuits du piano), Kultyshev est allusif et précis, joue sur les sonorités, les ruptures, les micro-nuances toujours intégrées à la ligne... et ne cherche pas à briller en vain.