Dans le cloître de l’Abbaye de Silvacane où se déroule le dernier week-end de la 50e édition du Festival de Quatuors du Luberon, le discret murmure des cigales et des branches de cyprès sous la brise rafraîchissante donne à l'événement un climat nostalgique de fin d’été. La même demi-teinte est perceptible dans le Quatuor à cordes n° 14 de Chostakovitch qui commence d'une manière presque joviale avant de redevenir le compositeur accablé de détresse dont on a l’habitude dans le deuxième mouvement, et dont les assauts rythmiques de l’« Allegretto » ne le sauveront pas.

Le Quatuor Hernani à l'Abbaye de Silvacane © Festival de Quatuors du Luberon 2025
Le Quatuor Hernani à l'Abbaye de Silvacane
© Festival de Quatuors du Luberon 2025

Cette œuvre de 1973 est dédiée au violoncelliste du Quatuor Beethoven, créateur de près de l’intégrale du répertoire chambriste de Chostakovitch. Autant engagée musicalement que physiquement, Tatjana Uhde est aujourd'hui de l’étoffe de ces titans du passé. Après le premier thème de l’« Allegretto » liminaire, sautillant et innocent à souhait, la violoncelliste du Quatuor Hernani est capable de faire parler la poudre lors de véritables cadences, sollicitant toute la puissance de son instrument avec une rudesse très juste, sabrant les doubles cordes sans concession. L’exécution de ce morceau de bravoure, trente minutes dos parfaitement droit au cours desquelles le public révise sa connaissance des muscles du bras, rappelle à quel point le métier de musicien est un exercice physique éreintant.

Les trois autres musiciennes de l’ensemble ne sont pas en reste. Au premier violon, Lise Martel sait canaliser un instrument incisif et projetant en choisissant d’interpréter les premières phrases du deuxième mouvement sur ses cordes graves, créant une atmosphère chaude aux ombres pesantes. Son duo avec la violoncelliste au cours du même mouvement est assez perturbant : yeux fermés, on pourrait presque croire qu’il s’agit d’une seule instrumentiste jouant des doubles cordes.

Cette homogénéité de son et d’intention concerne tout le quatuor. La longue tenue qui conclut l’« Adagio » ne pâtit d’aucun relâchement de timbre malgré la nuance pianissimo du violoncelle, alto et deuxième violon combinés. L’ambitus de nuances tout au long de l’œuvre va d’ailleurs s’agrandissant, dans un sens comme dans l’autre. Alors que l’intensité du premier mouvement est parfois très soutenue, les déflagrations du troisième montrent à quel point le quatuor était sur une réserve relative.

Un relais rythmique admirablement maîtrisé au cours du dernier mouvement, où chaque musicienne anticipe et prépare son geste alors que l’intervention précédente n’est pas terminée, annonce la réussite des Trois Divertimenti de Britten. La synchronicité des archets et l’exactitude des attaques au cours de cette partition rythmiquement exigeante du compositeur britannique est jubilatoire, tant elle se fait au profit de la caractérisation d’ambiances singularisées. La « March » inaugurale est particulièrement représentative : mue par un tempo allant, elle se fait tantôt altière, paysanne ou rêveuse... Que de climats en quelques minutes ! Le quatuor semble par ailleurs changer d’approche : alors que l'œuvre de Chostakovitch se prêtait aux interventions solistiques, comme si plusieurs personnages s’exprimaient, l’ensemble fait ici corps d’un bloc.

Après cette première partie musclée, Julien Dieudegard et Jonas Vitaud se joignent au quatuor pour un Concert de Chausson qui va plonger le public dans un lyrisme capiteux. Le premier au violon solo est le grand artisan d’une lecture grisante, où l’hédonisme sonore ne sacrifie jamais la ligne musicale. La précision de ses longs doigts effilés garantit une justesse infaillible tandis que l’archet, toujours léger, n’écrase jamais le son. La musicalité du violoniste, sculptant des phrases immenses sans susciter de sensation d’étouffement, est renversante. À cet égard, la gestion de la progression du vibrato au début du troisième mouvement est remarquable : la longue lamentation, presque décolorée au départ, se charge d’un vibrato de plus en plus présent et large, puis disparaît comme elle était venue, laissant l’auditeur cloué sur son siège.

Au piano, Jonas Vitaud insuffle à l’œuvre un dramatisme éloquent, des premiers accords graves qui ouvrent la partition jusqu'aux cinquièmes doigts timbrés chargés d’une émotion puissante à l’unisson du violon solo et du premier violon du quatuor au cours du troisième mouvement. Il sait aussi se faire oublier en tant qu’accompagnateur discret, mais ses arpèges colorent l’harmonie avec une douceur palpable. Les six musiciens proposent une lecture engagée de l’œuvre. La musique de salon se fait presque symphonique, grondante lors d’une « Sicilienne » au ressac océanique ainsi que pour un finale magmatique, au cours duquel l’équilibre chambriste est à la limite de l’implosion. L’écoute mutuelle reprend finalement ses droits pour une « Sicilienne » qui, reprise en bis, achève de faire chavirer le public.


Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de Quatuors du Luberon.

****1