La résidence de Thomas Adès à la Fondation Louis Vuitton s’achève avec un dernier concert au programme varié et fort bien pensé. Y a-t-il quelque chose qu’Adès sait mieux faire que raconter des histoires ? À travers ses compositions, son toucher et sa direction, il pousse toujours la tension dramatique à son paroxysme. Au passage du temps, évoqué avec la Symphonie n° 64 de Haydn (« Tempora mutantur »), s’adjoint un autre fil rouge, celui des lieux : le programme constitue une véritable invitation à voyager à travers champs jusqu’à la ville en passant par la voie fluviale.

Sous la direction d’Adès, la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen trouve un guide passionnant qui anime avec beaucoup de finesse les modulations et les marches harmoniques de l’Allegro con spirito qui ouvre la symphonie de Haydn. On déplore cependant pour les premiers violons un accord approximatif et des attaques pas toujours synchronisées. Le bouleversant Largo est sûrement la partie la plus inoubliable de cette symphonie : Adès s’y présente en maître du temps, le silence n’a jamais été aussi musical et pénétrant. Attentif aux contrastes, il amène l’orchestre dans de véritables pianissimi qui créent toute la tension du mouvement.
« Tempora mutantur », cette inscription de Haydn au début de son manuscrit qui évoque le passage du temps rentre en résonance avec Shanty – Over the sea pour ensemble à cordes : un chant de marin à motif unique répété inlassablement. À la direction de sa propre œuvre, Adès manie habilement la matière musicale, dispersée parmi les musiciens en créant une stéréophonie qui immerge l’auditeur. Sur des pizzicati des cordes graves, un motif ascendant, chaloupant les temps forts, évoque le ressac. Pourtant, on reste quelque peu sur notre faim à l’écoute de ce chant qui finit par tourner en rond.
Retour sur terre ensuite avec le Concertino pour piano et six instruments de Janáček : le premier mouvement évoque les déambulations d’un hérisson en quête de son terrier, tandis que le deuxième met en scène la fuite précipitée d’un écureuil. Ce programme explique la singularité de l’effectif (deux violons, un alto, clarinette, basson, cor et piano). Un dialogue fondé sur un motif du piano s’installe avec le cor-hérisson puis avec la clarinette soprano-écureuil. La virtuosité instrumentale, au rendez-vous pour tous les instruments solistes, est si bien maîtrisée que toute l’attention se porte sur la théâtralité et le lyrisme emmenés dans les deux derniers mouvements par l’ensemble au complet.
L’évocation de la nature suit son cours avec Lieux retrouvés, une pièce d'Adès pour violoncelle et orchestre, en forme de voyage qui lie « Les eaux », « La montagne », « Les champs » et « La ville : cancan macabre ». À la surface où dans les profondeurs, la mer n’est jamais vraiment calme : le chant apaisé du violoncelle de Nicolas Altstaedt rencontre bientôt le tumulte du reste de l’orchestre. Un moment hors du temps mêle le thème du soliste dans l’aigu avec la berceuse onirique du célesta/glockenspiel et l’abîme figuré par les contrebasses et le piano dans le grave.
L’ascension de la montagne met bientôt l’orchestre en ébullition. Des événements sonores véloces magnifiquement orchestrés se superposent. En résulte une texture piquante à l’image d’une paroi escarpée que le violoncelle grimpe tant bien que mal. Le passage à travers champs est à couper le souffle : Altstaedt monte dans l’extrême aigu selon une marche émouvante au caractère nocturne. Harpe et célesta accompagnent discrètement la prouesse technique du violoncelliste. En ville, l’esprit nocturne n’a plus rien à voir avec les champs : Adès pastiche le French cancan d’Offenbach avec quelques tournures mélodiques reconnaissables mais surtout avec une délicieuse orchestration aux ressorts comiques (flûte à coulisse, thème de cordes en glissandos, cuivres avec sourdines, tambourin).
La transition vers le Divertissement de Jacques Ibert est toute trouvée : la fête – moins sardonique que chez Adès – bat son plein. Tout l’esprit français des années 1930 est là, du « Cortège » au « Finale » en passant le « Nocturne », la « Valse » et la « Parade ». Les citations s’accumulent, la polytonalité rappelle Darius Milhaud, Erik Satie et Parade ne sont jamais loin, les sections musicales se juxtaposent dans un patchwork plein d’humour. Adès et la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen s’en donnent à cœur joie et font ressortir de ce bijou toute l’intensité comique.