Ces vingt dernières années, Maxim Vengerov aura tout fait, tout vu : shows télévisés, irrésistibles démonstrations de charme, enregistrements impeccables. Dans le récital qu’il donnait à la Philharmonie de Paris, il a su nous prouver qu'il savait encore changer, repenser à chaque instant la musique pour mieux la rendre audible. Mardi soir, le gratin des violonistes parisiens s’était donné rendez-vous à la porte de Pantin pour entendre celui qui, en quelques années, a su laisser derrière lui le prodige pour laisser s’épanouir le musicien.

Pour gagner le silence du public, il fallait bien la Partita n° 2 de Bach. Depuis quelques années, quelque chose a changé dans le rapport au son de Maxim Vengerov. Le violoniste écoute plus, sculpte et malaxe davantage la matière sonore, quitte à raidir parfois les angles. Mais la copieuse chaleur de son Stradivarius (celui de Kreutzer, le seul peut-être à s'être montré plus charmeur que lui) ne cesse de faire mouche. Dans la Gigue par exemple, où les prises d'accord creusent les cordes pour en tirer une sonorité organique et revigorante. L'Allemande initiale s'inscrit dans la même veine, Vengerov ne se refusant aucun risque pour maximiser la projection. Il y a quelque chose de réconfortant, d'hypnotisant même, à le voir ainsi étaler de l'archet une pâte sonore si riche en matière et en texture.

Dans la canonique Chaconne, le violoniste se ferme un peu plus sur lui-même et écoute d'autant plus. L'entendre, c'est accepter son âpreté, l'aspect torturé qui s'en dégage. La maîtrise technique de Vengerov est celle d'un homme qui n'a depuis longtemps plus rien à prouver : il pense musique, car rien d'autre n'a d'importance. Vengerov a mûri : acceptant la difficulté d'une œuvre dont beaucoup chercheraient à se jouer, il est à même de la prendre à bras le corps. Qu'on se le dise : c'est un peu moins précis, mais tellement plus beau qu'il y a quinze ans !

Rejoint sur scène par son infatigable compère Roustem Saïtkoulov, le violoniste s'autorise plus de fantaisie dans la Sonate K. 454 de Mozart. La seule démonstration que l'on y verra sera celle du bon goût. D'un archet bondissant et espiègle au possible, Vengerov enchaîne les clins d'œil, appels du pied à ce public qu'il connaît si bien et qui n'attend rien d'autre de lui. On pense à Itzhak Perlman, qui partage avec lui cette générosité de vibrato et cette main droite assourdissante de précision.

Alors qu'on attendait le Rondo Capriccioso de Saint-Saëns, le programme annonce la Fantaisie de Schubert : encore une belle métaphore du chemin parcouru par le violoniste. L'œuvre n'est pas moins redoutable mais demande une qualité d'introspection qui fait défaut au rondo virtuose. Dans le sillage de David Oistrakh, Vengerov allie un calme olympien à une déconcertante habileté instrumentale. De l'école russe dont il est issu, il conserve l'uniformité du timbre dans les différents répertoires, avec l'exploit de ne commettre aucune faute de goût : ah, ces forte subito pachydermiques sur la corde de sol ! Cette marque de fabrique du jeune Vengerov – un fameux live du concerto de Sibelius à Cologne en rend compte – est ici fort perceptible, mais épouse étonnamment sans effort le phrasé schubertien. Il faut dire que derrière lui, Roustem Saïtkoulov souffle le vent de la liberté : rare et impeccable exemple d'un artiste exceptionnel assumant pleinement son rôle « d'accompagnateur », à la façon d'un Emmanuel Bay ou d'un Gerald Moore au temps de Heifetz et de Fischer-Dieskau.

La fin de la soirée sera consacrée à quatre miniatures brahmsiennes : l'efficace scherzo de la Sonate F-A-E permet au violoniste d'incarner toujours plus cette figure d'autorité enflammée que sa nouvelle posture lui confère. L'art du spiccato est consommé chez Vengerov, allant du halètement incertain aux coups de griffe quasi battato. C'est particulièrement sensible dans les trois Danses hongroises, arrangées par Joachim auquel la sonorité de Vengerov semble rendre un discret hommage depuis le début du concert. Le tourbillon s'annonce toujours plus virtuose, alors que des staccato, arpèges dégainés à toute vitesse, et d'inattendus pizzicati de la main gauche se font entendre.

La tornade sera de courte durée : deux bis inattendus (les mouvements centraux des sonates d’Elgar et Ravel) achèvent la consécration de Vengerov comme artiste complet, caracolant avec humour et intelligence sur le chemin étroit réconciliant le virtuose et le musicien. Vengerov a trouvé son point d’équilibre. La dernière des réjouissances de la soirée sera de comprendre que ce moment de grâce n’a rien d’une exception, et qu’on peut espérer revoir l’artiste dans la même forme lors de ses prochains récitals.

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