« Laissez toute espérance, vous qui entrez » : le vers de Dante résume parfaitement l’ambiance dans laquelle nous plonge cette production (créée en 2016) de Lear, opéra composé par Aribert Reimann en 1978. Dans la transposition lyrique de la pièce shakespearienne par Reimann et son librettiste Claus Henneberg, tout est nuit et sinistre. Aucune concession n’est faite pour la terrible destinée du roi auquel on enlève la couronne dès le départ : c’est Lear, simplement, l’être humain dans ce qu’il a de plus viscéral. L’univers cauchemardesque est suggéré dès le début par le décor de Rebecca Ringst qui s’apparente à une immense cage, formée par des planches en bois noir qui, progressivement, vont se démanteler jusqu’à l’écrasement total, comme dans la Mer de glace de Caspar David Friedrich.
Calixto Bieito axe sa mise en scène sur le dépouillement et l’anéantissement de l’être humain, son traitement en Untermensch, accentué par une référence quasi permanente aux atrocités des camps et de la guerre, comme cette silhouette émaciée de Max Delor ou la cérémonie du partage du royaume, symbolisé ici par le pain : Lear jette un morceau par terre à Goneril et Regan qui se lancent pour l’attraper comme des animaux affamés. La faim est ici d'autant plus monstrueuse qu'il s'agit d'une faim de pouvoir : les deux sœurs sont capables de tout pour l’obtenir, y compris d’écraser leur vieux père. Bieito met aussi en avant une interrogation très actuelle sur la place et le traitement des personnes âgées dans la société.
L’enfer vécu par le protagoniste est projeté également par une musique d’une violence ahurissante, devenant elle-même une cage. Ce déferlement sonore (où domine le cluster des percussions et cuivres) assomme l'auditeur et installe un malaise indéfectible. La noirceur la plus terrible vient néanmoins des voix, sollicitées jusqu’à l’épuisement, dans des cris de violence extrême où le compositeur exige de garder l’intelligibilité du texte.
Les chanteurs de la production s'acquittent avec brio de ce travail extrêmement difficile. Si la voix d’Evelyn Herlitzius n’est pas des plus terrifiantes, la vivacité et la détermination de ses attaques l’aident à camper une convaincante Goneril. Regan, dans l’interprétation d’Erika Sunnegårdh, se montre volubile et joue plus la carte de la séduction. Sunnegårdh semble prendre un vrai plaisir avec les ornements et vocalises hystériques de son personnage. Annette Dasch incarne une Cordelia d’une grâce, d'une douceur, d'une sensibilité et d'une élégance remarquables. On est saisi par sa maîtrise vocale et son investissement total, comme dans la scène où elle se retrouve anéantie devant la dégradation de son père.