C'est toujours avec un grand plaisir que l'on retrouve la Salle Gaveau, dans un quartier de Paris devenu bien plus accueillant le soir venu qu'il ne le fut. Aussi est-on un peu dépité de constater que si le parterre est bien achalandé, les balcons latéraux le sont beaucoup moins pour un récital dont le programme devrait attirer le mélomane curieux. D'autant que David Kadouch est annoncé : pianiste dont on peine à comprendre pourquoi il n'est pas davantage présent dans la vie musicale française qu'il ne l'est. Il a eu un parcours exigeant auprès de maîtres tels Dmitri Bashkirov, Murray Perahia, Maurizio Pollini, Elisso Virssaladze ou encore Daniel Barenboim qui enseignent des musiciens qu'ils choisissent, eux. David Kadouch a 37 ans, une maison de disques fidèle (Mirare) qui publie ses albums dont les programmes apportent un éclairage nouveau sur des œuvres du répertoire ou que l'on désespère y voir inscrites vraiment, comme celui où il rapproche les Scènes de la forêt de Robert Schumann, Dans les brumes de Janáček et En plein air de Bartók ou, plus récemment encore, un récital placé sous le signe de la Révolution : programme intellectuellement raffiné et musicalement culotté qui s'ouvre sur Les Souffrances de la Reine de France de Dussek et se referme sur Winnsboro Cotton Mill Blues de Frederic Rzewski après avoir visité Beethoven, Chopin, Liszt, Janáček et Debussy ! 

David Kadouch à Gaveau
© Olivia Kahler

Le nouvel opus que Kadouch vient défendre ce soir en public au cours d'une petite tournée de récitals rend hommage aux musiques que Madame Bovary, l'héroïne de Flaubert, aurait pu écouter dans un salon normand. Le pianiste y révèle des œuvres de compositrices aux noms connus de nos jours pour des raisons étrangères à leur œuvre à peine diffusée, au milieu desquelles il glisse les trois Nocturnes op. 9 de Chopin, les Réminiscences de Lucia di Lamermoor de Franz Liszt et la délicieuse Valse de Coppélia de Léo Delibes. Micro à la main, il présente ces œuvres et parle de l'héroïne tragique de l'écrivain. Au piano, il trouve surtout une façon de les jouer qui nous transporte dans un salon à la lumière tamisée, propice aux confidences, aux murmures, à une écoute concentrée, l'oreille collée au piano recouvert par une indienne de Rouen.

L'art pianistique de Kadouch est ce soir – il peut jouer plus grand piano – celui d'un maître qui fuit les éclats par trop bruyants, privilégie le fondu des sonorités, dont l'éloquence calme s'appuie sur un art du cantabile et sur une science polyphonique aussi naturelle d'allure que souveraine de réalisation. Ce pianisme est une gemme qu'il faut préserver comme une espèce en voie de disparition : il n'est pas sans évoquer celui de quelques grands d'autrefois qui savaient charmer sans faire de l'œil au public, chanter sans donner de la voix, être triste sans pleurnicher. Mais cette esthétique pianistique est le fruit d'une dévotion et d'un sérieux qui font confondre Fanny Mendelssohn avec son frère Felix dans Mars, Mai, Juin et Septembre de ses Saisons à elle qui valent bien des Romances sans paroles à lui. Elle est animée par un esprit vif et un humour qui donnent tout son esprit à l'irrésistible Sérénade de Pauline Viardot. Elle est guidée par un esprit de décision qui soulève de terre l'Air russe varié de l'intrépide Louise Farrenc, très belle pièce dont la fin exulte, et les Variations sur un thème de Robert Schumann composées par Clara qui, sans atteindre l'épure de Brahms qui a lui aussi varié la même pièce des Bunte Blätter, sont tout de même d'une grande beauté et profondeur que le thème espère. 

David Kadouch à Gaveau
© Olivia Kahler

Pour un peu, on aurait aimé que Kadouch choisisse un grand patron de chez Pleyel d'une cuvée de la fin du XIXe siècle ou un grand Erard 90 notes cordes parallèles plutôt que le Yamaha CFX somptueux de la Salle Gaveau, mais la mécanique de ce dernier lui permet un contrôle absolu de phrasés idéalement dessinés et chantés, de gammes rapides et liquides dans la nuance piano qui vont aussi si bien aux trois Nocturnes op. 9 de Chopin pris dans un tempo assez vif – le bon ! –, et joués dans une pénombre sonore émouvante qui fuit les éclats opératiques d'un chant plus timbré et « en dehors ». C'est surprenant et convaincant dans l'instant même. La Valse en ut dièse mineur donnée en bis est tout simplement l'une des plus belles qui se puissent imaginer : faire tout entendre de la main gauche si importante ici aux virevoltants traits de la main droite, faire tout chanter de façon sonore mais dans la nuance piano relève d'une magie qui nous donne envie d'entendre Kadouch un jour jouer Mompou... dans une salle pleine. 

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