Le concert s’ouvre non sans ironie sur les méconnues Souffrances de Marie-Antoinette – l’habile David Kadouch nous intime en préambule, tout en énonçant les titres donnés par Jan Dussek à ses phrases successives, de surtout y guetter « le glissando de la guillotine ». Le pianiste déploie alors un phrasé qu’il sait rendre versatile sans jamais sacrifier sa légèreté, et révèle sans effort l’expressivité et l’inventivité du compositeur tchèque, tombé depuis – et ce, surtout en France – dans un oubli certain. Oubli que l’on ne saura que regretter, à entendre la douce simplicité, toute mozartienne, des mélodies, la variété des manières, du ton résolu de la marche au lyrisme empreint d’une grâce galante, de cet élan mélancolique au souffle figurant le tumulte du peuple. De retour à Prague après un long séjour en France, Dussek mettait en scène, avec cette pièce, les derniers jours de celle dont il fut le professeur de musique – et, raconte-t-on, le favori.
Une jolie introduction, donc, au vrai sujet de ce concert – Beethoven, qui vit en Napoleon, l’« héroïque » révolutionnaire, l’incarnation de ses idéaux avant de le renier. Les Souffrances ne palissent heureusement pas de la comparaison avec le « Duo pour deux lorgnons obligés » qui suit. Composée pour Beethoven même, à l’alto, et son ami, le baron von Domanowecz, au violoncelle, la pièce, nommée ainsi pour rappeler la vue déplorable de ses deux protagonistes, place les deux interprètes sur un pied d’égalité, et s’élabore comme un dialogue amusé entre les deux compagnons. Cadre qui se prête tout particulièrement à la complicité des frères La Marca – Adrien à l’alto, Christian-Pierre au violoncelle – qui font montre d’une vraie générosité dans les échanges. D’un hochement de tête, d’un regard, l’intonation voyage d’un instrument à l’autre, intacte, et procède d’un enchaînement de phrases gourmand et enjoué. Lorsque le menuet laisse entendre de belles unissons, avant d’esquisser une étrangeté bienvenue – celle d’un canon à l’ironie tangible, et d’un écart tonal un brin discordant – l’amusement ne sacrifie rien à la précision.
Christian-Pierre La Marca retrouve alors David Kadouch pour la plus tardive Sonate n°5 en ré majeur : l’ « Allegro con brio » se développe sans écart, sans laisser émerger de mélodie dévorante – la profusion de voix, dégagée par les deux seuls instruments, impressionne. L’ « Adagio » étend la partition chorale du piano à l’expression même du violoncelle, avant de laisser le chant émerger, d’un soliste à l’autre. Ombrageux, le mouvement s’offre malgré tout une jolie éclaircie majeure. C’est chez le violoncelle que le thème de l’ « Allegro » final voit le jour, suivi d’une profusion fuguée étourdissante mais maîtrisée, à l’écoute des volumes sonores a priori inégaux du piano et du violoncelle, ici parfaitement contrebalancés.
Christian-Pierre cède ensuite à la place à Adrien pour la Sonate n°2 en la majeur de Brahms, écrite originellement pour clarinette et piano. Face à un David Kadouch affecté aux harmonies, l’alto prend possession de l’ « Allegro amabile », avant de laisser le piano s’arroger une plus grande part de la scène sur l’ « Allegro appassionato » aux airs de scherzo. Les variations de l’ « Andante con moto », rythmiques, prennent par endroits la forme de questions et réponses aux syncopes inattendues, avant de se résoudre sur un dernier sursaut d’élan vital.
C’est encore la clarinette que l’alto d’Adrien La Marca remplace sur le Trio « Gassenhauer » de Beethoven, réunissant enfin les trois interprètes sur la scène. Le thème de l’ « Allegro con brio » voyage d’un instrument à l’autre avec une aisance folle : la ligne est maintenue par l’aura paternelle du piano, qui distribue les cartes dont s’emparent avec espièglerie les deux frères. C’est du violoncelle qu’émerge le beau chant de l’ « Adagio », repris avec une grâce identique à l’alto, avant que la fusion n’opère à nouveau. Retour à la variation, sur un thème simple de L’amor marinaro de Weigl – un « schlager » aux faux airs de chanson à boire. Les neuf incursions font la part belle au piano gouvernail et virtuose de David Kadouch, aux changements abrupts de tons. Et se concluent sur un entrain tout à fait communicatif.