Créé l’été dernier par Barbara Hannigan et le pianiste Stephen Gosling, Jumalattaret de John Zorn fait partie des pièces qui poussent les artistes dans leurs retranchements. Se plonger dans une telle partition est un tournant dans une vie de musicienne, comme le disait Hannigan elle-même dans un entretien avec le New York Times : « c’est l’une de ces œuvres qui changent votre vie. » Zorn et Hannigan, c’est aussi une relation artistique sur la durée puisqu’ils ont également travaillé à la conception du triptyque cinématographique sur la figure et la musique du compositeur, réalisé par Mathieu Amalric.

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Barbara Hannigan et Bertrand Chamayou dans les Chants de Terre et de Ciel
© Pierre Boulez Saal / Peter Adamik

La soprano a mis un certain temps avant de percer les arcanes de Jumalattaret. Aujourd’hui, bientôt un an après sa création, on la sent en confiance et elle maîtrise parfaitement les différents rôles de déesses invoquées dans le texte de l’œuvre : un véritable kaléidoscope de personnalités et d’expressions. Face à la difficulté technique de la partition, on se demande d’ailleurs qui pourrait être à la hauteur de ce morceau à part Barbara Hannigan, wonder woman de la scène classique et contemporaine, soprano mais aussi cheffe d’orchestre, habituée au répertoire le plus abrupt comme La Voix humaine de Poulenc ou Lulu de Berg.

Le programme ne pouvant pas se limiter au 25 minutes de la pièce de résistance, le concert commence avec les Chants de Terre et de Ciel de Messiaen et se poursuit sans pause avec deux pièces de Scriabine en guise d’interlude pianistique. Seul sur scène avec son instrument pour le deuxième temps du concert, Bertrand Chamayou nous offre un moment privilégié dans cette Pierre Boulez Saal à l'acoustique merveilleuse, un petit cocon où le spectateur le plus éloigné n’est qu’à une vingtaine de mètres de l’artiste. Le pianiste français délivre le Poème-Nocturne et Vers la flamme avec une expression claire et une exécution particulièrement fluide, se positionnant véritablement dans le rôle de l’interprète humble, vecteur de la musique entre la partition et son auditoire.

On voit dans la pièce de Messiaen quelques similitudes avec celle de Zorn : la structure déjà, puis la thématique qui oscille entre le céleste et le quotidien, les jeux d’interprétation avec les onomatopées proches des babillages de nourrisson dont l’interprétation est confiée à la soprano chez Messiaen, comme les nombreuses interjections, piaillements d’oiseaux et autres bruitages dans Jumalattaret.

Tout au long du concert, les interprètes se révèlent et s'imposent petit à petit. Calme et fidèle accompagnateur dans Messiaen, Chamayou s’émancipe dans Scriabine, jusqu’à s’imposer et se relever, au sens propre, dans les derniers numéros de la pièce de Zorn. Penché au-dessus de son clavier, les deux mains dans le ventre du piano à queue, il fait presque figure de chirurgien venant détailler les arcanes de ce grand corps noir. Debout, il joue à même les cordes, les pince, les frotte et les tape dans des passages où Hannigan chante également en direction du piano et non plus vers le public. Tous les deux penchés à l’intérieur de ce grand coffre, sous l’aile du piano Steinway. Une belle image en plus d’un beau jeu musical.

Barbara Hannigan et Bertrand Chamayou dans <i>Jumalattaret</i> &copy; Pierre Boulez Saal / Peter Adamik
Barbara Hannigan et Bertrand Chamayou dans Jumalattaret
© Pierre Boulez Saal / Peter Adamik

Entre les Chants de Terre et de Ciel et Jumalattaret, la soprano change aussi de registre, comme de robe. Après la sobriété d’un drapé de satin bleu nuit pour Messiaen, elle s’affiche avec une robe haute couture blanche et bleue électrique, laissant voir avec assurance de longues cuissardes en cuir noir. Une prise de position visuelle pour une pièce qui demande également une certaine audace artistique.

Hannigan ouvre les bras comme si elle nous présentait un poème homérique, véritable odyssée de la musique jonglant avec les techniques et les influences à l’échelle d’une mesure. Les changements de rythmes, de tonalités, d’expressions sont si rapides qu’ils demandent aux interprètes une connaissance et une maîtrise parfaites de la partition. Si le public peut être surpris et désarçonné par certains passages, l'œuvre ne nous perd pas pour autant. On suit le cheminement narratif et l’on arrive à rentrer dans l’univers mythique de Jumalattaret grâce à l'extraordinaire performance des interprètes.

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