C’est peu dire que cette douzième édition du Festival de Pâques d'Aix-en-Provence met le piano à l’honneur lors de son week-end inaugural. Après Martha Argerich dans Beethoven, Rudolf Buchbinder dans Brahms, voilà Bertrand Chamayou dans Ravel. Seulement ce soir il ne s’agit pas d’un concerto mais d’un récital, et non des moindres. Artiste total coutumier des projets monumentaux (ses Vingt Regards de Messiaen et son intégrale des Années de pèlerinage de Liszt ont fait date), le pianiste propose en un concert l’intégralité de la production pour piano seul de Ravel. Cette immersion féérique de deux heures et demi au sein des scintillements dorés des harmonies de cette musique va envoyer l’auditeur en apesanteur dans une réalité parallèle envoûtante, qui aurait pu se transformer en véritable transe sans un public high tech dont les smartphones et autres montres connectées, quand ils ne tombent pas avec fracas, sonnent et s'allument de manière intempestive…

Bertrand Chamayou au Festival de Pâques d'Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques
Bertrand Chamayou au Festival de Pâques d'Aix-en-Provence
© Caroline Doutre / Festival de Pâques

Avant même de s’intéresser à l’interprétation des œuvres, la structure même du récital est une réussite. L’alternance entre des numéros de circonstance isolés et des cycles plus fournis produit un intéressant effet à deux dimensions. Les pièces en apparence plus modestes permettent de respirer entre les grandes pages de Ravel qui réciproquement nourrissent les premières de leur éclat. Complètement maître de partitions qu’il interprète par cœur, Chamayou restitue également à la perfection la structure de chaque mouvement. Ainsi les différentes entrées de la « Fugue » du Tombeau de Couperin ne surchargent jamais un ensemble limpide tandis que la mise en avant imperturbable de l’ostinato sordide du « Gibet » cadre sa rêverie macabre. L’attention à la cohérence se prolonge jusqu’à la fin des pièces, le pianiste laissant souvent disparaître graduellement le son mais le coupant parfois plus nettement dans À la manière de Borodine ou la Sérénade grotesque, allant jusqu’à tenir en suspension l’ultime do dièse du Menuet antique, conformément au manuscrit.

Parfois on entend des gerbes d’harmoniques qui se bousculent doucement sous les étouffoirs qui redescendent : ce sont les ultimes résurgences du toucher subtil du musicien. Un toucher tantôt léger, comme dans le « Prélude » du Tombeau de Couperin qui figure bien l'évocation du clavecin, tantôt percussif, comme dans l’« Alborada del gracioso », tantôt évanescent, comme dans le deuxième mouvement de la Sonatine, tantôt volontaire, comme dans les Valses nobles et sentimentales les plus vives, et toujours au service du style et de la caractérisation des numéros.

Cette luxuriance se double d’une virtuosité à toute épreuve. Chamayou adopte des tempos rapides voire très rapides dans les grands cycles, sans laisser transparaître la moindre gêne. Les arpèges ondoyants qui parcourent les œuvres coulent avec limpidité et précision sans noyer les lignes mélodiques qui s’en distinguent finement, à l’image d’une « Ondine » épatante. Dans la « Toccata » qui conclut le récital, le reflet des gestes du pianiste dans la laque de l’instrument nous fait douter quant au nombre de mains et de doigts qui parcourent le clavier !

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Bertrand Chamayou au Festival de Pâques d'Aix-en-Provence
© Caroline Doutre / Festival de Pâques

Toutes ces qualités réunies sont propices au déploiement du pouvoir imaginaire et suggestif de la musique de Ravel. Régulièrement on se figure être le partie prenante de la scène : au cours d’« Une barque sur l’océan » la puissance des vagues semble être proportionnelle à leur éloignement du bateau, tandis que les Jeux d’eau nous immerge dans les canalisations du système, avec des moments d’écoulement paisible et de déferlements tumultueux qui irriguent une fontaine antique. On entend dans ces derniers un semblant de geste lisztien à la villa d’Este avec de longues respirations, mais le parallèle s’arrête là : il ne s’agit pas d’un piano-orchestre qui embarque l’auditeur par la puissance déferlante des émotions, mais d’un piano-piano dont la délicatesse raffinée laisse le choix.

Bien sûr, Chamayou révèle également la place prégnante de la danse dans les œuvres du compositeur basque, parfois dans des numéros inattendus. La variété des Valses nobles et sentimentales, le balancement derrière la plainte éplorée de la Pavane, l’élan contenu de la « Forlane » réveillent le chorégraphe qui sommeille en nous, alors qu’on se surprend à se figurer un ballet contemporain au cours d’un « Scarbo » crépitant !

Après avoir joué tout Ravel, l’artiste trouve le moyen de proposer un bis du compositeur… grâce à un arrangement de son cru des « Trois beaux oiseaux du Paradis ». Respectueuse de l’esprit du texte original pour chœur a cappella, l’adaptation tout en sobriété contraste avec le flot de notes qui a précédé et diffuse toute la mélancolie de cette deuxième des Trois Chansons. Mélancolie qui se transformera rapidement en nostalgie quand, en sortant de la salle, on retrouve le brouhaha indistinct du hall du Grand Théâtre de Provence.



Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de Pâques d'Aix-en-Provence.

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