Javier Perianes salue sans se retourner vers les sièges placés derrière la scène. Il doit savoir que l'Auditorium de Radio France est très loin d'afficher complet. La réclame sur France Inter n'y aura rien fait ; les mélomanes sont restés chez eux. Espérons qu'ils sont nombreux sur France Musique qui diffuse ce récital en direct (et qui est disponible à la réécoute). Quel affront pour l'interprète et son programme ! Perianes associe Falla, Debussy, Albéniz et Granados, fait se répondre et même s'annoncer leurs œuvres dans un « marabout, bout de ficelle... » qui devient un art majeur des concordances.

D'autant que Perianes joue sans pause, intégrant chaque pièce au souvenir de la précédente. Il aborde en donnant tout son mystère au Tombeau de Claude Debussy, bref hommage de Manuel de Falla au compositeur français. Une douce danse lente qui cite fugacement La Soirée dans Grenade qui va lui succéder, avant que La Puerta del vino et La Sérénade interrompue n'évoquent cette Espagne qui fascina tant les compositeurs français.
Perianes a une sonorité minérale, des accents dont la vivacité se double d'une densité sonore qui ne brutalise pas l'instrument mais fuit le vaporeux, les douces caresses d'un piano « impressionniste ». Non, il joue avec détermination une musique qui est avant tout une forme narrative mise en rythmes et en couleurs, dans un cadre dessiné d'une main ferme, sensible, puissamment évocatrice qui préfère plus que tout la franchise aux petits frissons sonores sensoriels. Le pianiste prend le temps de tailler au burin dans un bloc de marbre ces « Camille Claudel musicaux ».
Et quand commence El Albaicín, tiré d'Iberia d'Isaac Albéniz, on est frappé tant Perianes nous rappelle Rafael Orozco qui jouait avec cette même âpreté, noirceur fuligineuse qu'une Alicia de Larrocha mettait au second plan, tout en respectant, elle aussi, cette polyphonie rythmique déstabilisante qui annonce la Fantasía bética de Manuel de Falla placée en conclusion de la première partie de ce récital. La Bétique est l'un des chefs-d’œuvre les plus mésestimés du XXe siècle avec le Rudepoêma de Villa-Lobos, lui aussi composé pour Arthur Rubinstein qui les admirera de loin, et Mana d'André Jolivet que « personne » ne joue non plus. Musique de pierres et de lumière, née du cri arabo-andalou, musique si âpre qu'elle fait parfois peur quand les glissandos se résolvent dans des accords assénés sans courtoisie pour l'instrument dont sort le cante jondo du flamenco des gitans andalous. Perianes y atteint une puissance incantatoire que l'on n'avait jamais entendue si éloquente. La grandeur de son incarnation de cet impossible pianistique laisse interdit d'émotion.
Les Goyescas d'Enrique Granados sont d'une tout autre nature. Cette grande œuvre en deux cahiers est moins célèbre qu'Iberia, victime du même vieux schéma de pensée qui met Ravel « en dessous » de Debussy car il ne cadre pas avec une modernité fondée sur l'idée du progrès en art. Pour le coup, elle a eu en Rosa Sabater et plus encore en Alicia de Larrocha, qui était bien plus connue internationalement que son amie barcelonaise, des héroïnes qui l'ont inlassablement jouée et enregistrée : pas moins de cinq fois pour cette dernière.
Mais il faut les oublier toutes deux quand on écoute Javier Perianes, l'Andalou. Elles exaltaient la veine néo-romantique et lyrique de cette œuvre dont Granados tirera un opéra créé à New York en 1916, quelques jours avant sa mort dans un paquebot torpillé par un sous-marin allemand. Perianes la joue anguleux et rude, tragique et sombre. Même la célèbre Jeune Fille et le Rossignol roucoule d'un chant âpre plus que séducteur et La Ballade de l'amour et de la mort devient plus désespérée encore... malgré un piano aux graves un peu légers.
Les rythmes drus, secs s'entrechoquent obstinément dans l'ambigu Fandango de Candil et dans l'énigmatique Sérénade du spectre. Perianes a la bonne idée d'ajouter El Pelele qui ne fait pas partie officiellement des Goyescas mais leur manque cruellement quand il ne conclut par ce chef-d’œuvre parsemé de difficultés de tous ordres qui mettent la mémoire du pianiste et ses réflexes à plus rude épreuve qu'Iberia, même si cela se voit moins. Perianes triomphe en réinventant ces Goyescas qu'il projette dans l'univers tardif de Goya dont Granados s'inspire, davantage que dans les jolis cartons qui ont servi de tremplin à la composition de cet ultime monument du piano ibérique.