Pour la création française de The Exterminating Angel à l’Opéra de Paris, l'œuvre de Thomas Adès fait peau neuve : exit la trop sage mise en scène de la création à Salzbourg en 2016, place à l’extravagance décapante de Calixto Bieito. On avait certes bon espoir que ces deux cracheurs de soufre s’entendent… mais atteindre une telle symbiose relève du coup de maître ! Car si le troisième et dernier opéra du compositeur britannique ne dure que deux petites heures, animer une action aussi resserrée, sans interruption et avec une vingtaine de personnages reste une gageure.

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The Exterminating Angel à l'Opéra de Paris
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Rue de la Providence, au sortir d’une représentation de Lucia di Lammermoor, une vaste salle de réception dont les grands murs blêmes semblent préfigurer la pâleur des cadavres qui s’y vautreront, s’apprête à recevoir ses naufragés : deux hôtes – Edmundo et Lucía de Nobile – et douze convives issus de l’élite mexicaine. En dépit de toute rationalité, une force mystérieuse les y retiendra des jours durant et fera voler en éclats le vernis des conventions : « Nous y sommes. La barbarie, la violence, la crasse », déclarera très justement Lucía de Nobile au troisième acte. Voilà pour l’intrigue de ce huis clos étouffant, directement inspiré par le film éponyme de Luis Buñuel.

Côté scène, c’est une plongée dans les symboles, comme une immersion dans un tableau de Dalí (entre le Grand masturbateur et le Rêve causé par une abeille autour d’une grenade) qu’il serait inutile de détailler : comme Buñuel, Bieito affranchit son travail de tout sens logique. Ce soir, l’Opéra Bastille est donc la chasse gardée du rêve, du mystère et d’un surréalisme débridé impliquant une lecture freudienne des relations humaines. Tandis que le confinement met les âmes à rude épreuve, le Surmoi collectif se craquèle au profit exclusif du Ça et son cortège de pulsions : le sexe et la violence guident les faits et gestes de tous ces personnages-satyres – à l’exception du docteur Carlos Conde, accroché à sa rationalité comme une moule à son rocher.

<i>The Exterminating Angel</i> à l'Opéra de Paris &copy; Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
The Exterminating Angel à l'Opéra de Paris
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

La toile psychologique rendra d’autant plus éloquente la mordante critique bourgeoise qui suinte de cet Ange exterminateur radical et sulfureux, ce soir moins satire sociale que véritable pamphlet mis en scène (dans la veine d’une certaine Palme d’or 2022, Sans filtre). Avec pour tout décor quelques chaises autour d’une table richement dressée, Anna-Sofia Kirsch use de mille astuces pour rendre la scène visuellement hypnotisante. Participent également à cette hypnose morbide les lumières de Reinhard Traub, qui servent de repères temporels aux personnages tout en soulignant, par la couleur, les éléments-clefs du drame.

Côté fosse, le tour de force qui consiste à rendre aussi passionnantes ces deux heures de huis clos confirme la place de Thomas Adès au gotha des compositeurs d’opéra contemporains. Aussi fascinante (par son atmosphère délétère) qu’asphyxiante (par la baguette implacable du compositeur), cette coulée lyrique en trois actes laissera peu de répit au spectateur. Les influences sont multiples – tantôt Don Giovanni quand Russell revient d’outre-tombe nimbé de trombones, tantôt Wozzeck avec cet enfant Yoli extérieur à la folie collective, tantôt Janáček par ces lignes de chant aux arêtes tranchantes et arcs brisés – mais la partition est avant tout admirable de singularité : entre suraigus cosmiques et gargouillements telluriques, le compositeur met tout son talent au service de l’expressivité et des exigences dramatiques du livret de Tom Cairns.

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The Exterminating Angel à l'Opéra de Paris
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Outre l’utilisation des cloches du Jugement dernier et des tambours chers à Buñuel, l’idée d’employer les ondes Martenot comme manifestation de l’ange est épatante : la sonorité irréelle de l’instrument rend impalpable et volatile cette force surnaturelle cachée dans les moindres recoins, derrière chaque repli, et qui, faisant le lien entre le monde d’en haut et le monde d’en bas, unifie la scène et la salle. Car rarement les frontières entre réalité et fiction auront été aussi poreuses qu’avec cette production aux contours et aux mises en abyme ambigus, qui semble déborder de l’avant-scène pour envahir le quatrième mur. Le finale spectaculaire laisse subtilement penser que le public est bien le treizième convive de cette soirée ; que celui-ci ne s’imagine donc pas échapper au vitriol d’Adès et Bieito…

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The Exterminating Angel à l'Opéra de Paris
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Last but not least, la distribution est une merveille d’incarnation vocale et scénique. On retiendra tout particulièrement l’intensité et l’endurance de la Lucía possédée de Jacquelyn Stucker, les aigus stratosphériques de Gloria Tronel dans son rôle de Prima Donna, et la veuve Silvia aussi irritante que touchante ainsi campée par Claudia Boyle. Chez les hommes, tandis que le contre-ténor Anthony Roth Costanzo est truculent dans le rôle pathétique de Francisco, l’autre côté du spectre est tenu par le baryton-basse viril de Paul Gay, maestro lubrique et terrifiant. La puissance de Nicky Spence qui, en digne hôte de maison, parvient à imposer le silence au milieu de l’hystérie collective, finira d’ébranler un public déjà conquis par ce plateau au cordeau. Ajoutez à tout cela la grande forme de l’Orchestre et du Chœur de l’Opéra : vous obtenez à coup sûr LE temps fort de la saison pour la Grande Boutique. L’uppercut laissera des traces !

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