La Philharmonie est pleine jusqu'au dernier rang du plus haut des balcons, comme chaque fois que Klaus Mäkelä dirige l'Orchestre de Paris. Peut-être aussi parce que Lang Lang, vieil ami de la formation avec laquelle il a enregistré l'un des plus justes stylistiquement Concerto n° 1 de Beethoven qui soient sous la direction de Christoph Eschenbach (DG), a un public fidèle. La toute première fois qu'on a entendu ce pianiste, c’était à la Tonhalle de Zurich pour ses débuts européens, présenté par un petit éditeur américain de disques. Pris sous leur aile par Daniel Barenboim à Chicago et Eschenbach à Philadelphie, Lang Lang n'allait pas tarder à être célèbre dans le monde entier. Ce jour-là, il s'était révélé excellent musicien et pianiste né, sans que rien ne puisse faire soupçonner que, deux ou trois ans plus tard, il pousserait des millions d'enfants dans les conservatoires de la République populaire de Chine. Et la dernière fois qu'on l'a entendu, c'est dans l'Elbphilharmonie de Hambourg, en octobre 2023. Il présentait Spiro, le système introduit par Steinway dans ses grands pianos pour qu'ils puissent jouer seuls après avoir « enregistré » informatiquement le jeu d'un pianiste. Un peu des Variations Goldberg de Bach et des œuvrettes tirées de son album Walt Disney démontrèrent au public que Spiro donnait des résultats troublants quand Lang Lang cessait de jouer et que le piano continuait tout seul.

Pourquoi raconte-t-on tout ceci ? Parce que le pianiste interprète ce soir le Concerto n° 2 de Saint-Saëns qui selon George Bernard Shaw « commence comme du Bach et finit comme du Offenbach ». Lang Lang va choisir l'option « Offenbach chez Disney », contraignant le chef à le suivre dans des options inattendues pour l'auditeur, mais moins dictées par le moment que préméditées : l'orchestre est donc en place et investi dans la « bande son ». Le premier mouvement commence par le piano seul dont les graves de cathédrale sont somptueux, d'une profondeur et beauté sidérantes et intrinsèques d'une diction dont la liberté est aussi licencieuse qu'épatante. Le pianiste déguste avec gourmandise le piano et souligne les inflexions de la phrase, rompant ainsi l’irrésistible pulsation de ce mouvement, découpé en moments qui s'écoutent et se contemplent beaucoup trop. Les deuxième et troisième courent la poste, en revanche, mais si les mains semblent agiles, elles ne le sont pas assez. Lang Lang porte donc notre attention sur sa main gauche pendant que sa droite dessine plus les contours des traits que ses doigts ne les articulent. Un professeur corrigerait toutes les deux mesures en pestant, mais la sincérité et la générosité de Lang Lang rendent joyeux...
Bien plus qu'on ne l'était pendant la création française des quatre Superorganisms du Tchèque Miroslav Srnka dont on espère qu'il n'a pas dans l'idée d'en augmenter le nombre comme Pierre Boulez l'avait fort opportunément fait avec ses Notations. Non que cette musique s'écoute avec déplaisir : elle sonne très bien et sait utiliser la formation colossale retenue. Mais entre ses références au Stravinsky du Sacre, ses grandes masses mouvant l'une contre l'autre, ses petits éclairs et gazouillis des vents et son embonpoint « straussien », cette musique semble ne pas bouger (c'est voulu) et être un lac de lave bouillonnant si gentiment au fond de son cratère, qu'on dirait plutôt une fondue au chocolat attendant le morceau de brioche dans son caquelon.
Le public applaudit et le compositeur vient saluer. On se souvient alors d'Olivier Messiaen hué après une création donnée par le même Orchestre de Paris, Salle Pleyel, voici fort longtemps, en une époque où les cordes de l'orchestre n'auraient pas pu affronter avec cette aisance, cette verve, cette précision dans les attaques, cette justesse et une telle homogénéité la Symphonie n° 31 « Paris » d'un Mozart de 22 ans et la Symphonie pour cordes n° 10 d'un Mendelssohn à peine âgé de 14. Celle de Felix entre d'ailleurs au répertoire de la formation. Dans celle de Wolfgang, l'énergie, la cambrure, la grâce et la justesse des instruments à archet sont d'autant plus irrésistibles que bois et cuivres s'intègrent idéalement à leurs élans grâce à la direction concentrée de Mäkelä, sans aucun effet autre que celui de mettre ensemble, d'arbitrer les équilibres et les prises de parole pour avancer. L'art de diriger, c'est cela.