On ne l'attendait pas vraiment dans ce répertoire : jusque-là, Philippe Cassard se nourrissait essentiellement de monographies, Schubert et Debussy notamment. Mais sous ses doigts, la structure de la Sonate en si se livre de façon immédiate et le son, nourri de couleurs orchestrales, semble le matériau d'un poème symphonique. Avant cela, un très bel « acte préalable », dans lequel il convoque les présences de Mozart, Beethoven et Mendelssohn. Vendredi dernier salle Gaveau, la prestation d’un pianiste aussi complet, aussi clairvoyant, aussi engagé que Philippe Cassard, a fait saliver les mélomanes.
Ce soir, le concert affiche une intention programmatique. Contrairement à ce qui avait été initialement annoncé, pas de Prélude, Choral et Fugue. « Les œuvres se seraient mangées l'une l'autre » précise Philippe Cassard, s'adressant à l'audience. Mais la musique n'est pas rendue tributaire d'un argument littéraire ; au contraire, la construction du programme est à son service. Loin d'être confinés dans cette fonction préfacière, les thèmes et variations proposés participent d'un crescendo allégorique.
Les 9 variations sur un menuet de Duport n'ont pas, il est vrai, l'ampleur des œuvres qui leur emboîtent le pas. Mais leurs airs mignards, lorgnant du côté de l'opéra, font d'elles une savoureuse mise-en-bouche. Sous leurs faux-semblants de galanterie, ces pages contiennent quelques passages – notamment de tierces et d'octaves – particulièrement périlleux. Élaboré avec beaucoup d'art, de relief, et en dépit d'une certaine fébrilité dans les attaques, le babil mozartien est rendu captivant.
On en dira autant des Six variations en fa Op. 34 de Beethoven qui s'ensuivent, où une clarté presque didactique dans l'énoncé des thèmes soutient l'expertise du dosage sonore. Quel Adagio, dans lequel on croirait entendre s'exprimer tout un pupitre de bois ! Sous le côté ludique, perce néanmoins un respect scrupuleux du texte.
Dernière antichambre avant la Sonate en si : les Variations sérieuses de Mendelssohn. Un choix aussi heureux que judicieux. Réfugiée aux ubacs du ré mineur, c'est une pièce fascinante, semblable aux études symphoniques, et proche en maints aspects du Prélude, choral et fugue de Franck. Dans un phrasé poignant, Philippe Cassard s'empare de l’œuvre comme d'une personne chère, en des tempi de plus en plus vifs (var. 8). Fuse alors une ravageuse tempête (var. 12), dans laquelle on est presque surpris de retrouver le thème, indemne derrière les déluges de doubles-croches. Ce soir, Philippe Cassard n'est pas très prudent... et c'est diablement excitant ! Si quelques grappes sacrificielles se font entendre, on devine encore une immense réserve de puissance.
Jouer la Sonate en si constitue un acte métaphysique ; appelant du pianiste toute son énergie et sa clairvoyance, elle est vouée à transcender sa condition. Mal interprétée, l'auditeur s'y perd ; il s'agit de trouver le juste milieu entre démonstration de force et sophistication gratuite. (Rappelons l'émiettement futuriste de Pogorelich dans ses dernières versions live, excédant les 50 minutes).
La violence farouche des premières octaves comble nos attentes. Le pianiste engage la même ferveur, la même sincérité, dans l'immense descente aux abîmes qui lui fait suite. Pédale parcimonieuse dans les passages octaviés ; les notes extrêmes sont sollicitées en priorité. Culmen rapide dans un Grandioso qui sonne comme un marathon vers le saint Graal (ce monumental do dièse grave !). Pas d'excès languissants pour Marguerite, comme nous ont pourtant habitués plusieurs décennies d'épanchement. Philippe Cassard, arc-bouté sur son piano, dévoile une madone dégraissée, plus élancée aussi : effective plutôt qu'effusive...
Quelques mélismes obsessionnels parcourent l’œuvre, comme des piqûres de rappel. En particulier ces quelques notes du Mephisto, que l'on ne perd jamais tout à fait de vue. Suspens angélique dans le Choral, tandis que Philippe Cassard lève le regard.
Enfin arrive le gigantesque pied de nez, danse trépidante des doigts, la Fugue. Cinquante mesures de pure causticité. La prise de risque est énorme, l'audience est saisie au collet, mais la main gauche donne des coups de mousquets qui font mouche. Aucune concession sur les intentions musicales, comme s'il cherchait à s'assurer que rien ne vienne conditionner son approche d'interprète. La danse se poursuit, habillée d'octaves et d'arpèges. La sonorité est riche, le son admirablement projeté dans la salle. La scansion des thèmes à la main gauche laisse deviner l'éclat rutilant de cuivres. L’œuvre s'éteint avec cinq accords dans l'aigu qui préfigurent le Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen S.179. La note piquée finale, plus grave, mais jouée de manière rigoureusement semblable à la première, projette l'auditeur devant le fait accompli.
Parfois limité dans sa dextérité, Philippe Cassard a le mérite de ne pas chercher à travestir son jeu pour faire illusion. Soyons francs : nous ne sommes pas venu entendre le jeu d'un technicien, mais celui d'un libre penseur. Tout révèle de la part de Philippe Cassard une prise de risque maximale, une dévotion, un engagement complet face au texte musical. Le mot d'ordre est de ne pas trahir la vision. Ni par un excès de précaution, ni par des solutions interprétatives données d'avance. Les écarts techniques n'altèrent en rien la puissance du discours, et l'intelligence qui ressort de cette performance inscrit indiscutablement Philippe Cassard dans la lignée des pianistes possédant de la Sonate les lectures les plus abouties.