La dernière fois que l'Orchestre de Paris avait donné Le Château de Barbe-Bleue, c'était en 2012 sous la direction de Christoph von Dohnányi : une version d'anthologie avec Matthias Goerne et Elena Zhidkova dans la regrettée salle Pleyel. Ce soir, Nina Stemme, Gerald Finley et Esa-Pekka Salonen arriveront-ils à raviver la flamme de ce « geyser musical », pour reprendre les mots de Zoltán Kodály ?

Esa-Pekka Salonen dirige l'Orchestre de Paris © Mathias Benguigui / Pasco and Co
Esa-Pekka Salonen dirige l'Orchestre de Paris
© Mathias Benguigui / Pasco and Co

Mais on se tourne d'abord vers le Concerto pour violon de Bryce Dessner, dont le dédicataire Pekka Kuusisto donne ce soir la création française. Une partition à la virtuosité ambitieuse, écrite avec la complicité du commanditaire, dans un geste qui rappelle la grande amitié Brahms-Joachim, tant la partie soliste a été pensée en fonction du jeu singulier et bigarré de Kuusisto. Deux mouvements perpétuels, où la main droite du soliste est mise à rude épreuve, encadrent un mouvement lent introduit par une cadence qui fait furieusement penser au Premier Concerto de Chostakovitch.

L'œuvre a su tirer des grands modèles du XXe siècle (en plus de Chostakovitch, on y retrouve le même art de l'irrégularité de la mesure que dans Bartók) son identité et son souffle, vitalisant et ébouriffant, qui ne refuse ni l'emphase ni la virtuosité. Et pour ce qui est de Pekka Kuusisto : sacré personnage ! Le musicien, que l'on peut par ailleurs entendre dans des festivals de musique traditionnelle et... lors de concerts de métal, s'amuse avec son public, jusque dans ses bis, des airs traditionnels finlandais exploitant différents modes de jeu issus de la musique contemporaine. À l'image de sa consœur Patricia Kopatchinskaja, son excentricité est d'autant plus truculente que sa virtuosité est sans faille.

Loading image...
Pekka Kuusisto
© Mathias Benguigui / Pasco and Co

Mais voilà la part du lion : dans Le Château de Barbe-Bleue, Esa-Pekka Salonen prouve, si ce n'était pas encore acquis, qu'il est l'un des chefs les plus convaincants dans ce répertoire. Sa baguette est précise, d'une noble souplesse, son bras inexorable dans sa marche lente et posée : il y a quelque chose, dans cette tenue élégante et racée, qui rappelle les grandes heures de l'Empire austro-hongrois. À cette gestique impeccable répond un esprit vif et concis, qui s'en tient à son propos et va au bout de celui-ci : quelle subtilité dans la gestion des timbres des cuivres, utilisés pour colorer et non pour remplir ! Quelle précision dans la gestion des différents motifs, traités au scalpel (ouverture de la sixième porte), comme le ferait un Pierre Boulez devant une de ses propres œuvres ! L'orchestre, habité par la splendeur de l'écriture musicale, s'en donne à cœur joie. Mais il manque peut-être, dans les violons, cette rutilance héroïque sur la corde de sol, qui transforme un instant de bravoure en moment de grâce solaire.

On attendait deux chanteurs absolument impeccables : Nina Stemme et Gerald Finley vont au-delà. La première, que l'on avait hâte de retrouver à la Philharmonie après une Elektra d'anthologie, offre une Judith plus forte que timorée, et n'abandonne ses déflagrations vocales que pour balbutier d'horreur à la découverte des secrets de Barbe-Bleue. Alors que Nina Stemme domine sans peine un grand orchestre jouant à pleine puissance, Gerald Finley trouve dans son timbre une coloration poignante, entre chaleur contenue et dénuement à fleur de peau, qui donne au personnage toute sa profondeur psychologique.

La performance aurait été tout à fait idéale sans la lecture pas très réussie du prologue : la voix de la récitante n'est pas exceptionnelle, pleine de souffle, le texte est lu en français (alors que Stemme et Finley chantent – Dieu merci – en hongrois) et déborde sur les premières notes de l'opéra. On comprend la volonté des organisateurs de faire du climat mystérieux du commencement de l'œuvre le tapis idéal pour le prologue... mais musicalement, ce début expose aussi certains des motifs centraux de la partition, dont la lecture du prologue complique l'écoute. Le choix sera-t-il le même à Bastille, où l'œuvre est donnée le mois prochain ? L'avenir nous le dira.

****1