Pour son premier récital au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, Beatrice Rana a proposé au public d’une grande salle Henry Le Boeuf très bien remplie une soirée qu’il n’est pas près d’oublier. Dans un répertoire contrasté et exigeant, l’interprète a fait entendre d’un bout à l’autre du programme une technique souveraine et une sonorité toujours chatoyante et parfaitement maîtrisée, doublée d’une superbe musicalité et d'un art du chant littéralement envoûtant.

Beatrice Rana © Simon Fowler / Warner Classics
Beatrice Rana
© Simon Fowler / Warner Classics

Saluons d’emblée l’initiative de la pianiste italienne d’ouvrir son récital par un choix de brèves pièces de Mendelssohn dont la musique de piano est si injustement négligée au concert. Beatrice Rana nous offre ici un beau florilège de cinq des quarante-huit Romances sans paroles, entre lesquelles elle insère judicieusement deux scherzos méconnus mais si typiques de ce compositeur, féeriques et aériens, l’un en si mineur (WoO 2) et l’autre en mi mineur (op. 16 n° 2). 

Dans ces Romances sans paroles, Rana trouve d’emblée le ton juste, sans rien de salonnard ni de condescendant. Comme on admire la douceur et la maîtrise des nuances piano dans l’op. 67 n° 3, la belle mobilité de la main gauche, la transparence des aigus et les superbes trilles du « Venetianisches Gondellied » (op. 30 n° 6), la poésie de l’op. 85 n° 4, cet Andante sostenuto si étrangement schumannien. Mais Rana sait aussi déployer une belle énergie exempte de toute brutalité dans le si romantique op. 19 n° 3 « La Chasse » avec ses appels de cor à la Weber en octaves staccato exécutées à la perfection.

Après avoir clôturé cette sélection par le délicat op. 67 n° 2, Beatrice Rana attaque bille en tête la Deuxième Sonate de Brahms. Le premier mouvement est juvénile, emporté, plein de vie et par moments proprement titanesque. Dans l’« Andante » en forme de thème et variations, la pianiste démontre sa capacité à parfaitement maîtriser la ligne mélodique sans jamais fragmenter le discours. Après un scherzo où elle sait se montrer musclée quand il le faut, elle allie rigueur et passion dans un finale où son jeu généreusement pédalé reste cependant toujours limpide et clair.

Mais le meilleur vient après l’entracte dans une deuxième partie entièrement consacrée à Ravel. S’attaquer à Gaspard de la nuit est un défi pour n’importe quel pianiste, mais on aura compris que la difficulté de la musique n’a pas de quoi intimider la brillante interprète qui de façon impressionnante va allier technique souveraine et magie de l’interprétation. Le début d’« Ondine » est simplement magique avec cette égalité de toucher parfaite, cette sonorité moirée dans les impassibles accords à la main droite, et le dépouillement du chant à la main gauche dont la clarté fait penser à une cloche d’argent. Et que dire des glissandos à la main gauche menés à la perfection ?

Dès les obsédantes octaves qui ouvrent « Le Gibet », Beatrice Rana offre une interprétation parfaitement maîtrisée de ce deuxième volet. Elle sait à tout moment où elle va et sa sonorité magiquement variée dans les accords ppp dont on a l’impression qu’ils ont été pesés au microgramme près est véritablement hypnotique, au point que chaque toux dans la salle fait craindre que le charme ne se rompe. La fin du morceau, où retentit à nouveau ce glas des si bémol répétés, est admirable, avec un jeu qui exprime un déchirant sentiment d’immobilité glacée.

« Scarbo » est un démon déchaîné, bondissant et diabolique. Plus encore que les exigences techniques surmontées avec une facilité déconcertante, c’est l’éloquence de l’interprète qui captive comme dans ces ostinatos dans les graves à la main gauche, qui sonnent comme autant de mystérieux et menaçants borborygmes souterrains, exactement comme ceux qui ouvrent La Valse (dans la transcription pour piano due au compositeur) sur laquelle se termine le programme. Après avoir fait émerger le thème de valse à la main droite comme au départ du néant, Rana livre ensuite une version enivrante de l’œuvre. Car même quand la musique dérive vers une espèce de folie, la pianiste ne se crispe à aucun moment, témoignant d’une sûreté digitale absolue et accomplissant des miracles de sonorité. 

Le public enthousiaste se verra accorder deux bis : la Valse op. 39 n° 15 de Brahms et, pour terminer en beauté, La Fileuse de Mendelssohn.

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