On n'y croyait plus. Et pourtant, samedi dernier, les portes de l'Opéra de Paris se sont rouvertes au public après un mois et demi d'annulations successives. Un représentant du personnel réaffirmera cependant avant le lever de rideau la mobilisation interne contre la réforme des retraites, considérée comme une menace à l’égard de l’excellence du travail mené à l'Opéra de Paris depuis la création de l'institution.

Les Contes d'Hoffmann à l'Opéra Bastille
© Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Passé cet avant-propos tendu, cette reprise fait place au maître Offenbach et à ses Contes d’Hoffmann, dans la désormais légendaire production créée par Robert Carsen en 2000. Miraculeusement, malgré le kitch de quelques décors et costumes ou certains choix de mise en scène désuets, cette production conserve sa vitalité vingt ans après, continuant à nous éblouir : l'ingéniosité de la production repose sur un jeu de miroirs permanent qui permet de découvrir des facettes différentes de l'âme d’Hoffmann, démultiplie les protagonistes, trouble l'action et finit par placer le public face à lui-même. Par ailleurs, Carsen prend soin de plonger ses spectateurs dans une étrange familiarité, faisant le choix d’unifier le lieu de l'action : une maison d’opéra, dont on explore les différents espaces suivant les « femmes qui se partagent [les] jours » d'Hoffmann. Cette mise en scène rejoint les grandes œuvres d'art qui questionnent le statut de la représentation, et c'est peut-être en cela que réside le secret de sa longévité.

Ce soir, ce n'était pourtant pas gagné : sous la direction de Sir Mark Elder, l'orchestre offre une interprétation de l'ouverture assez fade, manquant d'émotion. La symbiose avec le plateau peine ensuite à opérer. Il faut attendre l'arrivée du chœur (transformé ici en personnel de l'Opéra) à la taverne du Maître Luther (le bar du foyer), pour qu'on sente les musiciens dynamiser leur jeu. L'orchestre monte progressivement en puissance pour atteindre une plénitude dans la fête nocturne, palpitante de vie. On est ensuite ravi, tout au long du spectacle, par ces rythmes endiablés et cette énergie jouissive qui émanent de la fosse et du chœur. Si le maestro s'efforce ensuite de refréner (parfois excessivement) les ardeurs de l'ensemble, il propose globalement une lecture sensible et riche en nuances expressives.

Laurent Naouri (Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto) et Michael Fabiano (Hoffmann)
© Guergana Damianova / Opéra national de Paris

L'entrée en scène du rôle-titre incarné par Michael Fabiano déçoit aussi dans un premier temps, surtout dans son interprétation cérébrale du célébrissime air de Kleinzack, qui paraît dénué de sa veine comique. Carsen imagine ici un habile jeu de marionnette pour ce fameux nain, porté par ses camarades de beuverie dans une ambiance enjouée, mais l'interprétation de Fabiano s’y fond moins. C'est au moment de la rêverie autour de la Femme fantasmée que se produit le déclic dans son jeu : le chanteur bascule dans une mélancolie fragile et touchante. Avec son énergie débordante et sa détermination, illustrée aussi par son émission vocale qui défie toute concurrence, le chanteur nous embarque ensuite dans une course irrésistible. Il fera un usage admirable de ces qualités dans ses joutes avec les méchants (Lindorf, Coppélius, Dappertutto, Miracle) incarnés magistralement par Laurent Naouri. Le baryton français possède cette voix superbement caverneuse, doublée d’un excellent jeu d’acteur. On admire son élégance toujours exemplaire et glaciale, saupoudrée d'un cynisme et d'un humour noir réjouissants.

Dans le rôle d'Olympia, Jodie Devos fait preuve d’une grande facilité et d'une belle virtuosité. On admire à la fois la puissance de son médium et la légèreté de ses aigus, son timbre clair et brillant. C'est presque trop beau pour l’esthétique du personnage ! Son jeu scénique est globalement réussi mais reste parfois perfectible, ses mouvements sortant occasionnellement de la précision d'automate exigée par le rôle.

Jodie Devos (Olympia)
© Guergana Damianova / Opéra national de Paris

La nouvelle rencontre d'Hoffmann apporte la fraîcheur attendue : Antonia, incarnation de l'amour pur, est interprétée d’une manière très touchante par Ailyn Pérez. Malgré quelques défaillances dans les aigus, on est charmé par cette voix à la fois charnue et fragile, magnifiée par une incarnation intense. De plus, le duo qu'elle forme avec Michael Fabiano est époustouflant, d’une extraordinaire alchimie vocale et scénique.

Avec Giulietta, on retourne à la frivolité. La diva-courtisane trouve elle aussi une saisissante interprète en Véronique Gens. Dans sa robe de diva hollywoodienne, la chanteuse incarne une puissante image de femme fatale. On apprécie la souveraineté et la sensualité de son timbre, sa maîtrise du souffle, sa diction impeccable ainsi que la touche de vulnérabilité dans son jeu qui rend son personnage encore plus charmeur.

Les Contes d'Hoffmann à l'Opéra Bastille
© Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Notons enfin la remarquable performance délivrée par la mezzo-soprano Gaëlle Arquez dans le rôle de Niklausse, pétillant compagnon de route d’Hoffmann. On apprécie sa vivacité, sa candeur et sa fraîcheur, ainsi que l'homogénéité du timbre, brillant sur toute l’ampleur de sa tessiture. Le ténor Philippe Talbot complète le tableau dans le rôle du servant Franz dont il s'empare avec beaucoup d’humour, livrant une performance digne d’un rock star quand il chante ou danse avec un balai... 

Particulièrement divertissante, la production réalise l'exploit de faire oublier un contexte politique trouble, et la soirée s'achève dans un sentiment d’apaisement bienvenu dans la grande salle de Bastille.

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