Mais que joueraient donc les pianistes si Schubert était mort en 1827 ? Il serait impossible de donner à tour de bras ses trois dernières sonates, en particulier l’ultime numéro, cette fameuse D.960 si populaire qu'elle doit finir par lasser les imprimeurs de programmes. Donner un tel chef-d’œuvre, c’est assumer le fait de proposer quelque chose sinon de nouveau, du moins de très personnel et de parfaitement abouti. Igor Levit, qui ouvre son récital au Théâtre des Champs-Élysées avec cette vingt-et-unième et dernière sonate schubertienne, va répondre à ce cahier des charges de manière surprenante.

Les premières mesures définissent l’identité de l’interprétation du soir. Le pianiste les prend dans un tempo extrêmement lent, avec un son très doux et feutré, formidablement soigné. Cette sorte d’idéal de beauté intime force l’écoute et séduit l’oreille à chaque instant, à défaut de stimuler l’intellect. En effet, l’attention à la nature et à la qualité de son se fait au détriment d’une progression, d’un suspens qui ferait vivre l’œuvre de manière totale. Les mesures s’enchainent de manière relativement plate, le Wanderer fait du surplace, absorbé dans une réflexion méditative infinie.
Quelques accords forte brisent parfois cette atmosphère intérieure pendant le premier mouvement, avec une certaine dureté qui nous fait retrouver avec plaisir son ton confidentiel. L’« Andante sostenuto », loin d’être sostenuto, se transforme en berceuse envoutante, où le dosage de chaque note construit un équilibre remarquable. Le tempo des deux derniers mouvements sont davantage conformes aux indications, sans que leur caractère brise cet objet sonore en forme de miniature profonde. Quelle surprise lorsque Levit choisit de changer d’un coup de caractère pour les dernières mesures du finale, dont les accords font voler en éclat la torpeur contemplative créée par quarante minutes d’intense attention !
Avant de proposer la dernière sonate de Chopin, le pianiste fait un détour par les Nachtstücke de Schumann. Après la première partie du concert, on pouvait penser qu’on allait trouver une atmosphère nocturne propice au rêve tranquille. Levit propose une interprétation heureusement plus contrastée. Tandis que les passages lents et lyriques sont toujours aussi soignés, notamment dans la définition de fins de phrases évanescentes, les moments plus vivants et énergiques montrent un Florestan joyeux et innocent. Son enthousiasme, d’abord bien cadré, s’empresse peu à peu, au point que les croches de la troisième pièce, qui assurent le remplissage harmonique du numéro, forment un brouillard indistinct duquel émerge cependant clairement la ligne principale.
On sent bien que le musicien maitrise complètement ses partitions, restituant distinctement les plans sonores, mais de manière moins convaincante quand les nuances appellent plus de puissance ou que les guirlandes de notes s’enchainent. Sa Sonate n° 3 de Chopin en est l’illustration, à l’image de tout le récital. Les passages lyriques du premier mouvement, qu’il agrémente d’un surprenant et satisfaisant rubato léger – tout le reste du concert reste éminemment proche du texte – sont grisants d’une certaine retenue précieuse et attentionnée, tandis que le « Largo » ménage une progression intéressante.
Des éclats de l’« Allegro maestoso » on cherche encore toutefois les étincelles. Le son reste dans l’instrument, semble ne pas vouloir sortir du halo doré que définit le projecteur autour du piano, au détriment du côté rhapsodique du mouvement. Dans la même veine, les chromatismes du finale restent piano tandis que la main gauche déploie son chant, engendrant un déséquilibre sonore perturbant. Le « Scherzo » voit le retour du brouillard : la structure du mouvement s’évapore à mesure que les croches savonnent. On s’explique mal cette impression car on voit distinctement que les doigts du pianiste jouent bien toutes les notes et que la pédale n’est pas excessive. Jouer légèrement moins vite, et en tout cas avec une attaque plus incisive aurait probablement permis d’éviter l’écueil.
On ressort perplexe d’un récital au cours duquel l’artiste n’aura pas été avare de gestes grandiloquents appuyant son interprétation : gestes de la main pour montrer et dérouler une phrase, rictus de jazzman avec hochement de tête pour apprécier le génie d’une harmonie… Et pourtant, en fermant les yeux, on écoute, on se délecte même de ce son travaillé singulier, qui appelle d’autres expériences.