Dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski créée en 2017, Don Carlo de Verdi est de retour à Bastille, cette fois-ci dans sa version italienne de 1886 et avec une nouvelle distribution. Si cette reprise était très attendue, la première a laissé doublement sans voix : d’admiration devant l’énorme travail effectué par toute l’équipe d'une part, d'autre part... face à l’abandon en cours de route de Roberto Alagna dans le rôle-titre. Un silence s’est emparé de la salle lorsque, après le premier entracte, l’annonce funeste est arrivée : le chanteur se retire à cause d’un état grippal. Malgré quelques minutes de frustration, force est de reconnaître qu'un des miracles de la soirée réside dans le fait que ce « coup de théâtre » n'a pas détruit la réussite du spectacle.
L'ingéniosité de la proposition de Warlikowski et son équipe est d’avoir réussi à trouver un juste équilibre entre les deux axes majeurs de l’œuvre verdienne : la dimension privée, intime, et la sphère publique de la cour, avec son faste et ses protocoles. Pour alterner ou mettre en miroir les deux univers, un double moyen, simple mais efficace, est utilisé à bonne dose et toujours de manière judicieuse : un voile et la projection vidéo. Ainsi, la projection des visages des protagonistes aux moments-clés permet de voir les états d’âme que les personnages se gardent d’afficher en public, telle la détresse de Carlo ou celle d’Elisabeth face aux noces fatidiques. Plus subtilement encore, le dispositif permet de suggérer l’écrasement du fils par le père : un être gigantesque dévore un corps réduit en miniature, clin d’œil au festin de Tantale dans la mythologie grecque. Dans la lecture de Warlikowski, il y a une véritable filiation entre l’apocalypse familiale de cette maison royale espagnole et la malédiction des Atrides.
De l’autre côté du voile, les passions se taisent pour faire place aux masques d'une cour dont le faste est éblouissant, à la fois ostentatoire et sobre. Tout est organisé avec goût : ordonnée et épurée, la scénographie se base sur une réelle documentation historique et dessine à chaque fois un espace limpide et élégant – sublimé par les lumières de Felice Ross ; le luxe des costumes créés par Małgorzata Szczęśniak contribue grandement à ce faste. Warlikowski et Szczęśniak contrebalancent cette beauté visuelle par l’utilisation en décor d’un gigantesque cube à l’intérieur duquel les personnages se voient réduits, à une taille de fourmis, pour souligner leur impuissance devant un sort fatal.
Le talon d’Achille de la production ce soir est la « souffrance » des deux interprètes de Don Carlo. Une fois n’est pas coutume, Alagna incarne un personnage plus discret, austère et sobre dans son expression – mais en cela plus déchirant. Est-ce dû à son état de santé fragile, est-ce un parti pris ? On ne le saura pas ce soir. Sergio Escobar prend le relais de façon salutaire à partir du troisième acte, avec plus de vitalité. En dépit d'une belle prestation vocale, son jeu d'acteur montre une relative faiblesse, ce qui s'explique sans doute par son intégration inattendue au spectacle.
La basse René Pape fait en revanche sensation dans le rôle de Filippo II. Doté d’une sublime voix abyssale, il incarne un roi dur comme un roc dans la sphère publique, d’une brutalité et d'un cynisme glaçants, pour se montrer incroyablement touchant dans l’intimité (« Ella giammai m'amò »). Devant la bouleversante interprétation de Pape, le Grand Inquisiteur de Vitalij Kowaljow fait un peu pâle figure, malgré une bonne maîtrise vocale. En Rodrigo, le baryton Étienne Dupuis fait belle impression, se montrant à la fois doux et compatissant envers Don Carlo et Filippo II mais aussi déterminé de lutter pour ses idéaux. On admire l’homogénéité de sa ligne mélodique, sa vivacité, ainsi que l’élégance et la noblesse d’âme qu’il donne à son personnage.
Du côté féminin, c’est Anita Rachvelishvili qui s’impose dans le rôle de la Principessa Eboli. D’une vitalité prodigieuse, mêlant force et aisance, la mezzo-soprano est flamboyante, notamment dans l’interprétation de la chanson sarrasine : la facilité avec laquelle elle passe de la voix de tête à la voix de poitrine est spectaculaire, colorant son chant d’une noirceur et d'une virilité déconcertantes. La prestation d'Aleksandra Kurzak dans le rôle d’Elisabetta di Valois est également remarquable. Bien que moins spectaculaire, elle offre une figure attachante de cette reine pieuse. On admire la plénitude de sa voix charnue, la qualité de sa projection, son vibrato, son timbre clair, capable d'évoquer aussi bien la fragilité que la puissance, jusqu'au moment de grâce final au cloître Saint-Just.
Le succès de la soirée est enfin dû à l’orchestre et au maestro Fabio Luisi. On admire surtout l’équilibre entre la fosse et le plateau, ainsi que la finesse de la lecture du chef, sensible aux riches nuances de l’œuvre de Verdi. Soulignons enfin le somptueux travail des chœurs, notamment lors de la sidérante apparition du spectre de Charles Quint : les choristes arrivent pianissimo comme un halo, enveloppant et portant ce personnage qui hante les esprits des protagonistes... et marque fortement nos esprits de spectateurs. Ce Don Carlo « souffrant » invite à une expérience bouleversante !